Miles vient de rencontrer un grand succès commercial avec Miles Ahead (1957) et Porgy & Bess (1958), deux disques enregistrés en grand ensemble sous la direction de l’arrangeur Gil Evans. Mais, en ce début d’année 1959, Miles Davis aspire à réintégrer le studio de la 30th Street avec une formation réduite. Il sait que son sextet est prêt maintenant à donner corps à son projet d’album entièrement basé sur la libre interprétation et les principes de la modalité.
Miles Davis couvre alors un large spectre théorique et pratique de cette forme d’improvisation basée sur un minimum d’accords mais dont les variations sont innombrables. Il ne lui reste plus qu’à confirmer son ambition et ce sera chose faite les 2 mars et 6 avril 1959 avec l’enregistrement de Miles Davis Kind Of Blue ou la quintessence du jazz modal. En deux séances et cinq titres, Miles va marquer à jamais l’histoire de la musique moderne.
Miles Davis Kind Of Blue
Sous la direction du producteur Irving Townsend, il investit le studio accompagné de son sextet habituel dont Wynton Kelly est désormais le pianiste attitré. L’idée est de créer une œuvre entièrement basée sur l’approche modale en limitant les changements d’accords, en jouant sur les variations au sein d’une même gamme, en accompagnant le tout de motifs rythmiques itératifs.
Le trompettiste prévoit ensuite que chaque musicien improvise des gammes selon sa propre inspiration. Pour Davis cette approche audacieuse oblige les protagonistes à être créatifs car il y a finalement peu de repères harmoniques : la liberté est à ce prix.
Miles ne peut se résoudre à mener à bien son projet sans la présence de Bill Evans qui, de tous les pianistes de sa galaxie, est le plus à même de donner corps à ses lubies. Il le rappelle donc pour l’occasion et Evans accepte l’invitation. Le jour de la première séance, Wynton Kelly est donc surpris et vexé de voir son prédécesseur assis devant le piano. Pour lui signifier qu’il fait tout de même partie de l’aventure Kind Of Blue, Davis confie à Kelly le Steinway sur le blues « Freddie Freeloader ». Le reste des parties de piano sera assuré par Evans.
Pour plus de spontanéité et de fraîcheur dans l’exécution, Miles n’a préalablement rien écrit. Pour seuls préliminaires, il stimule ses partenaires par quelques ébauches de gammes qu’il a imaginées. Les arrangements n’apparaissent dans sa tête que quelques heures avant son entrée en studio. Les directives viennent ensuite oralement, juste avant la séance et même pendant son déroulement. Pour le reste, les musiciens ont carte blanche.
Pour autant et contrairement à la légende Kind Of Blue ne fut pas capté en une seule et unique prise. La réalité veut que plusieurs takes furent nécessaires à certains morceaux. Un nombre conséquent de faux départs, d’incidents techniques et de fausses notes perturbera l’immédiateté de l’interprétation et obligera les musiciens à réitérer.
En revanche, dès qu’une captation complète est en boîte, il ne vient à personne l’idée de refaire une prise. Seul « Flamenco Sketches » peut se targuer de compter une deuxième version finie. Le reste des rebuts de studio sont simplement des départs avortés peu exploitables.
L’ensemble des compositions est attribué à Miles Davis, ce qui laisse croire qu’il serait le seul géniteur de la matière de Kind Of Blue. Là aussi, la réalité est plus nuancée. Le débat résonne encore aujourd’hui sur la paternité des morceaux. Bill Evans revendiquera toujours l’élaboration commune de « Blue In Green » et de « Flamenco Sketches ».
Le batteur Jimmy Cobb lui donne d’ailleurs raison et admet à l’historien et journaliste musical Ashley Kahn: « En fait, une grande partie de ce truc Kind Of Blue a été composée en conjonction avec Bill Evans ».
Miles niera longtemps mais avouera à la fin de sa vie à Ben Sidran que « Blue In Green » appartenait bien au pianiste. Ajoutant au passage que « c’est la conception du piano d’Evans qui a donné son cachet à Kind Of Blue ».
Le nom de Gil Evans revient aussi au moment d’aborder l’élaboration de l’album. C’est en effet le célèbre arrangeur qui aurait signé le riff introductif de « So What », et également retravaillé le morceau « All Blues » pour l’adapter à cet enregistrement studio. Quel que fut le rôle des uns ou des autres, le résultat est de toute façon une prodigieuse réussite.
Le disque s’ouvre avec son morceau le plus célèbre: « So What ». Après un préambule pianistique recueilli, le groove se met en place au rythme de la basse à qui est rarement dévolu de la sorte l’exposé d’un thème. Pianiste et souffleurs prolongent en chœur le refrain comme si leur instrument était une extension de la voix humaine qui rétorquerait à Chambers un « soooo what? » (expression qui revenait souvent dans la bouche de Miles selon les témoins de l’époque).
À l’image d’autres grands succès comme « Take Five » de Dave Brubeck ou « Cantaloupe Island » de Herbie Hancock, la transparence des notes introductives de « So What » est directement imprimée par l’auditeur et se fredonne ainsi naturellement.
Un break de Cobb ouvre ensuite la voie à Miles qui improvise sur le thème. Plus loin, Coltrane est profondément concentré au moment d’attaquer son chorus; il n’est pas encore rompu aux exigences modales et doit s’appliquer. Il profite ainsi de la relative lenteur du tempo pour étendre patiemment ses motifs vers l’aigu dans un souci mélodieux constant.
À sa suite, le solo exubérant et décomplexé d’Adderley affiche un contraste assez net, tandis que celui de Bill Evans revient à plus de sobriété. Le morceau se termine, comme il avait commencé, par la ligne de basse de Chambers et des répliques pianistique et soufflée. « So What » résume significativement les fertiles disparités de Kind Of Blue, nées des multiples tons de chacun des musiciens.
Cette diversité est aussi visible sur « Blue In Green », mais n’entache évidemment pas la cohésion du morceau. Au contraire, le vent étouffé qui sort du pavillon de Miles évite l’écueil tragique grâce aux subtiles interventions de Bill Evans. Coltrane d’un souffle languissant et Cobb de ses caressants balais étendent ensuite le spectre des émotions en distillant lentement une délicate nostalgie.
« Blue In Green » se passe logiquement de l’alto de Julian Adderley, sans doute trop remuant pour une composition si sentimentale. Le morceau est un parfait exemple d’improvisation libre basée sur de succincts enchaînements d’accords, mais sans motif thématique clair.
Un blues plutôt enjoué, au regard de l’ambiance générale du disque, complète cette première séance du 2 mars : « Freddie Freeloader ». Cette « gaieté » est à mettre au crédit de Wynton Kelly qui tempère à bon escient la solennité qu’impose Bill Evans dont il a repris le siège.
Pour sa part, Miles ne dévie pas de son timbre désenchanté, mais est judicieusement contrebalancé par le groove rafraîchissant qu’instille le pianiste. L’entrée de Coltrane est surpuissante. On imagine l’ingénieur du son obligé de baisser le niveau de son micro. À son aise, rapide, libre, rieur même, le saxophoniste assure sa partie de main de maître.
En attendant la deuxième séance du 6 avril, le sextet profite de la latence pour se produire à l’Apollo, puis enregistrer une émission télévisée, The Robert Herridge Theatre Show, en compagnie du grand orchestre de Gil Evans avec une belle version de « So What ».
De retour en studio pour la seconde séance, le sextet entame « Flamenco Sketches » qui est sans doute le morceau le plus marquant du disque. À coup sûr, c’est le plus modal et celui dont l’approche est la plus linéaire avec ses formules répétées par chacun des solistes.
D’autre part, il ressort à l’écoute un timbre hispanique évident. L’utilisation du mode phrygien, typique des musiques ibériques et donc du flamenco, confirme cette impression et provoque un certain dépaysement, non pas tout au long du morceau mais çà et là, subtilement dosé.
Chambers et Evans ouvrent ensemble le bal puis Miles enchaîne, flottant et serein. Coltrane semble, quant à lui, complètement absorbé par son chorus. Il brille par son éloquence et son pouvoir d’évocation, qu’il semble aller chercher au plus profond de lui. Quand sa prestation se pare justement de cette patte ibérique, Coltrane est même touché par la grâce et son souffle devient déchirant.
Ashley Kahn loue « la subtilité et la profondeur émotionnelle du solo de John Coltrane » comme « un sommet improvisationnel de Kind Of Blue » avec « ses tendres nuances qui préfigurent l’intensité spirituelle de ses futurs enregistrements ».
Il est ici facile de faire le rapprochement par exemple avec « Olé » qui sortira deux ans plus tard sur Palbum du même nom, ne serait-ce que pour la référence hispanique, mais surtout pour l’identique acuité qu’affiche le saxophoniste. Comment mieux résumer sa participation à « Flamenco Sketches » que par la conclusion de Kahn :
« Il est impossible de rester indifférent à sa passion immaculée ». Adderley puis Evans réitèrent de leurs instruments respectifs les mêmes suites et se montrent eux aussi hyperinspirés. Tout au long de « Flamenco Sketches », les changements de gamme sont réguliers et marqués par Cobb et surtout Chambers. In fine, le morceau est un idéal mélodique et rythmique, sommet de la modalité made in Miles Davis.
« All Blues » achève la séance. L’introduction s’articule autour d’un riff concis et répété de Paul Chambers qui expose le thème (il reproduira ce geste pendant les onze minutes du morceau!), et d’un trémolo à suspense de Bill Evans. Les deux saxophonistes reprennent les notes de Chambers avec Miles Davis planant au-dessus d’eux.
Bill Evans développe à son tour cette récurrence thématique1 derrière l’expressif solo de Miles. Le timbre du trompettiste est aussi superbement mis en relief par les baguettes et les balais de Jimmy Cobb. Evans se distingue ensuite en prolongeant la tenue de ses notes et en laissant beaucoup d’espaces aux deux saxophonistes.
Sur « All Blues » en particulier, il est difficile de distinguer qui d’Adderley ou de Coltrane prend les second et troisième solos, tant leurs jeux se confondent; les premières notes de saxophone pourraient laisser croire qu’il s’agit de Coltrane, mais la hauteur et la frivolité qui s’en dégagent sont bien ceux de l’alto. Cannonball, à l’aise dans ce registre bluesy (n’est-ce pas pour cela que Miles l’a choisi?), se déploie avec décontraction.
Coltrane sème quant à lui des notes allongées en oscillant entre les différents registres de son instrument. Il inonde l’espace d’une étonnante sérénité et même ses silences ont quelque chose de tranquillisant. Imperturbable, Evans achève magnifiquement le cycle des chorus avant un retour, comme à l’accoutumée, au motif introductif où les voix d’Adderley et de Coltrane coïncident à nouveau, pendant que Miles s’élève et ondule jusqu’à vaciller.
Bill Evans reprend son allitération, Chambers finit de malmener ses cordes et Cobb sa caisse claire: tout ce petit monde peut aller se délasser avec le sentiment légitime du devoir accompli; cette seconde séance est une réussite, peut-être plus encore que la première car le sextet boucle rapidement le programme fixé. Nul départ infructueux, la première mèche allumée est la bonne pour chacun des deux titres. Ainsi s’illustre toute la spontanéité du sextet, à l’image de Coltrane qui a trouvé son espace dans la musique de Miles :
« En fait, grâce à la netteté et à la liberté des lignes dans sa musique, j’ai trouvé facile d’appliquer les idées harmoniques qui me taraudaient. J’ai pu empiler les accords […]. De cette façon, je pouvais jouer trois accords en un seul. Mais d’un autre côté, si je le voulais, je pouvais jouer mélodiquement. La musique de Miles m’a donné une grande liberté. C’est un magnifique concept ».
Un concept, il est vrai magnifique, auquel sa contribution est, en tout état de cause, inestimable.
Source : www.jazzwise.com – https://www.philharmoniedeparis.fr – www.francemusique.fr
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CREDITS :
Enregistré les 2 mars et 6 avril 1959 au Columbia 30th Street Studio – New York City – Columbia Records
- Miles Davis – trumpet
- Julian « Cannonball » Adderley – alto saxophone (except on « Blue in Green »)
- John Coltrane – tenor saxophone
- Bill Evans – piano (except on « Freddie Freeloader »)
- Wynton Kelly – piano (on « Freddie Freeloader »)
- Paul Chambers – double bass
- Jimmy Cobb – drums
- Teo Macero – Producer