Adopté au début des années 90 par la scène groove britannique et plus tard samplé par Digable Planets et Jay-Z, Ghetto : Misfortune’s Wealth est le premier et unique LP du collectif 24 Carat Black. L’album concept du producteur et compositeur Dale Warren, sorti à l’automne 1973, a même mis au défi son public cible de l’adopter. Message déprimant pour la classe moyenne noire émergente et trop capiteux pour une population qui se prélasse dans les lueurs du festival Wattstax tenu un an auparavant, le disque ne s’approche pas des standards pop de la radio et n’était pas assez blanc pour la presse grand public.
Derrière le projet 24 Carat Black, il y a la trajectoire de son leader maudit Dale Warren. Après une formation classique de violoniste, Warren décroche ses premiers jobs d’arrangeur de cordes pour la Motown dans le courant des années 60 par l’entremise de sa tante Raynoma Gordy, 2ème épouse de Berry Gordy.
24 carat black ghetto misfortune’s wealth
Après avoir étoffé son CV au sein de la proprette machine à hits de Detroit, il part travailler pour sa cousine souillon de Memphis et intègre la prestigieuse écurie Stax. Arrangeur pour Isaac Hayes (notamment sur « Walk On By »), chef d’orchestre et compositeur du pharaonique concert Wattstax, Dale Warren prend de l’envergure au sein du label, qui fonde de grands espoirs en lui.
Le boss Al Bell lui donne bientôt le feu vert pour réaliser son premier album solo. Warren persuade les Ditalians, une formation de Cincinnati qu’il accompagne à ce moment-là, de devenir 24-Carat Black.
Compositeur/producteur du groupe, il pousse sa vision artistique à son paroxysme et accouche en 1973 du concept album « Ghetto : Misfortune’s Wealth », un opéra soul qui relate la vie dans le ghetto et les différentes facettes de la pauvreté.
L’album porte la conscience sociale de son temps : en ce début des années 70, c’est un sentiment de désillusion qui domine dans une Amérique qui ne croit plus en son innocence (désenchantement post-droits civiques, affaire du Watergate, démission de Richard Nixon, interminable bourbier du Vietnam).
« Ghetto : Misfortune’s Wealth » est très ambitieux. Trop peut-être. Compositions complexes, ambiance sombre et érudite, absence de tout morceau qui pourrait faire office de single, l’album développe une soul savante dont la brillante froideur, inhabituelle pour un genre marqué par l’émotion, l’éloigne du public. Si raffinées et abouties soient ses compositions, les intentions de Dale Warren ne sont pas comprises : ignoré par le public et la critique, l’album est un cuisant échec.
Dale Warren et sa clique (plus de 25 musiciens, dont Larry Austin à la basse, Gregory Ingram au saxo, Ricker Foster à la trompette ou encore Kathleen Dent et Valerie Malone au chant) sont un peu la face sombre de l’ex-leader de The Impressions, son pendant pessimiste : Ghetto : Misfortune’s Wealth happe en effet sans en faire trop, ne taille aucun refrain évident, aucun couplet hédoniste mais tisse de longues toiles intimistes et obscures, enregistrées en live et en seulement douze heures.
Malgré le nombre impressionnant de musiciens, l’album garde un aspect intimiste voire oppressant par les thèmes abordés : la misère des ghettos noirs américains. ; de plus il faut rajouter à cela un enregistrement soigné (qualité de la réverb les instrumentales) qui a duré seulement 12 heures ! Mis à part les voix rajoutées en overdub tout a été enregistré live.
Ceci donne un album intime, déroutant par la redondance de certains passages comme sur le très long « Poverty’s Paradise » (12 min 40!).
Les voix des 3-4 chanteurs/chanteuses touchent par leur sincérité, des sermons poignants et sombres sur la douleur de l’existence en ville, comme sur « In the Ghetto » ou la 2ème version de « Mother’s Day », les arrangements ont aussi la grande classe, parfois épuré pour poser une ambiance particulière ou plus dans un style funk 70’s pour garder quelques touches d’optimisme. La preuve est faite par « Brown-baggin’ » ou l’excellent « 24-carat black (thème) ».
Le disque, sorti pendant l’été 1973, est un four intégral côté ventes. Ken Shipley : «Cet album était un peu plombant pour l’époque. Ajoutez-y le refus de Dale Warren de sortir un single diffusable à la radio, et vous obtenez une œuvre maudite.»
Toutes les conditions sont réunies pour faire du premier et seul disque de 24-Carat Black un objet culte dans les années 90, quand Naughty by Nature et RZA le samplent et le propulsent enfin dans l’histoire de la soul.
Fin 1973, 24-Carat Black part en tournée à travers les Etats-Unis avec un spectacle qui mêle la comédie musicale blaxploitation, les tubes de Stax et l’expérimentation chargée en revendications politiques. C’est un nouvel échec.
Dale Warren était un type brillant mais incompris. Il cherchait la perfection et le succès dans le même mouvement, mais sans vouloir faire de compromis.
Ken Shipley
Même si la confiance de son label est écornée, le producteur maniaque réunit à nouveau son groupe à la fin 1974 pour enregistrer un nouveau disque. Non pas la suite de Ghetto : Misfortune’s Wealth, mais un nouveau projet plus accessible.
Warren ne voulait pas répéter le coup du concept-album politique. Toutefois, les bandes que nous avons retrouvées montrent des chansons inabouties, sans cordes et parfois sans voix. Le monde ne saura jamais ce qu’il voulait vraiment faire.
Ken Shipley
Sa vision artistique est cette fois plus ouverte et 24-Carat Black enregistre des chansons d’amour composées par Warren sur ce 2ème album à venir. Après que Stax, croulant sous les dettes, se soit effondré, Warren veut poursuivre l’aventure et finance de sa poche les sessions studio. L’argent vient bientôt à manquer et le groupe se sépare sans sortir ce 2ème opus.
Dépité, Dale Warren abandonne ses ambitions de compositeur : il devient instrumentiste dans des formations de musique classique et part s’installer à Los Angeles, puis en Géorgie. Harcelé par le tenace démon de la bouteille, il meurt en 1994.
En avance sur son temps, « Ghetto : Misfortune’s Wealth » est redécouvert à partir des années 90 par un mouvement hip-hop qui fouille toujours plus profond dans les bacs à vinyles à la recherche perpétuelle du sample juste. Les magnifiques compositions de Warren bénéficient d’une seconde jeunesse en passant dans les sampleurs d’Eric B & Rakim, Digable Planets, RZA et bien d’autres.
Le premier album de 24-Carat Black acquiert vite le statut d’album culte auprès des diggers, amateurs de breaks, obsédés du sample et autres fans de rare groove. L’engouement suscité par la réédition de l’album relance les rumeurs d’un 2ème opus de la formation soul. Nombreux sont ceux qui s’épuisent à chercher ces enregistrements, au point d’en venir à douter de leur existence.
Le groupe créé par Dale Warren dépasse les limites de son concept, empilant des dizaines de bobines pour un album intime que personne au monde ne voulait entendre.
Pourtant, avec leur ambitieux premier LP déclassé en coupure lorsque Stax met la clé sous la porte en 1975, 24-Carat Black signe un opéra-soul sombre et ambitieux qui explore «la culture afro-américaine en tant que trésor dévoyé», à une époque où la soul noire a déjà été récupérée à destination du public blanc.
Source : https://flagrantsoul.com – www.pitchfork.com – https://next.liberation.fr – https://www.highresaudio.com – https://thevinylfactory.com – www.brain-magazine.fr – www.soulbag.fr
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CREDITS :
Enregistré en 1973 au Morgan Sound Theatre – Michigan USA – Stax records
- Alto Saxophone – Gregory Ingram
- Arranged By – Gregory Ingram, William Talbert
- Art Direction – David Hogan, Ron Gorden
- Bass – Larry Austin (2)
- Cello – Barbara Thompson (2), Vincent De Frank*
- Creative Director – Larry Shaw, Ron Gorden
- Electric Piano – James Talbert
- Engineer – Dale O. Warren*, Glenn Quackenbush
- Engineer [Re-mix] – Brian Dumbroski, Dale O. Warren*, Pete Bishop
- Flute – Edwin Hubbard, James Terry
- Guitar – Ernest Latimore
- Mastered By – L.NIX*
- Oboe – Nick Vergos
- Organ – William Talbert
- Percussion – Tyrone Steele*
- Piano, Vibraphone – Dale O. Warren*
- Producer – Dale O. Warren*
- Tenor Saxophone – Jerome Derrickson
- Trumpet – Ricky Foster, William Gentry
- Viola – Dale Warren, David Becker, John Wehlan
- Violin – Albert Edelman, Joan Gilbert, Noel Gilbert, Robert Snyder
- Vocals – Ernest Latimore, Kathleen Dent, Princess Hearn, Tyrone Steele*, Valerie Malone
- Written-By – The 24-Carat Black*, Dale O. Warren*
- Written-By [Co-Writer] – Bonnie J. Warren (tracks: A1)
Une perle !
Opéra soul d’une élégance rare, subtile et étonnamment sobre.
A savourer au calme, en 24bits-192khz si possible, ça vaut le détour.
mon album préféré depuis de nombreuses années, tellement fort ..