A l’instar de Buddy Rich, Sammy Davis Jr ou Mickey Rooney, Mel Tormé avait connu le lot d’expériences réservées aux enfants prodiges du show business et avait su en tirer les leçons.
Il aimait rappeler : « Une des joies du chanteur de jazz est d’essayer de maintenir une part d’improvisation constante par rapport à ce qu’il interprète. Mais – et le mais est capital – à condition de ne jamais perdre de vue la valeur musicale originale que le compositeur y a mise. Et surtout ne pas sacrifier l’élément le plus important d’une chanson populaire : les paroles. »
Cette profession de foi, il fut l’un des rares, pour ne pas dire des très rares, à en prouver la validité par l’exemple.
La vie professionnelle de Mel Tormé débuta lorsque, en 1942, il fut engagé à dix-sept ans comme batteur dans l’ensemble de l’un des Marx Brothers, Chico.
L’année suivante, il rejoignait un quatuor vocal, The Skylarks, rebaptisé par la suite Mel-Tones. En suggérant à ses membres de s’inspirer de la section de saxes de l’orchestre d’Artie Shaw – ils enregistrèrent d’ailleurs ensemble -, Mel en fit un groupe précurseur, avant de l’abandonner pour se lancer dans sa carrière solo.
Radios, films, enregistrements, compositions (pas moins de 250 chansons à son actif, dont Born to Be Blue, The Christmas Song et Welcome to the Club), les occupations ne manquèrent pas à celui qu’un dise jockey avait surnommé en 1946 “The Velvet Fog”.
Excellent disciple de Bing Crosby, Mel Tormé était soucieux de ne compter à son répertoire que des standards de qualité, et s’intéressait en priorité au rythme. À partir de 1949, le jeune label Capitol allait s’employer à le faire savoir. Gravés en février 1949 avec des arrangements de Pete Rugolo et réunis sur un même 78-tours, Blue Moon et Again rencontrèrent un beau succès.
Mais trois ans et une cinquantaine de faces plus tard, Tormé, qui entendait bien remettre en cause son statut de crooner à la voix de brume veloutée, décida d’aller voir ailleurs si l’herbe était plus verte.
« Bethlehem était une compagnie vouée au jazz ; j’étais ravi de faire partie d’une équipe comprenant quelques-unes de ses plus grandes pointures. »
Lorsque, en 1955, il signe sur le label créé deux ans plus tôt, il est encore sous le choc de l’écoute de You’re My Thrill arrangé en 1953 par Marty Paich pour le batteur Shelly Manne.
«J’ai dû me bagarrer pour qu’il puisse travailler sur quelques morceaux destinés à mon prochain album. Il le fit sur All This and Heaven Too [“It’s a Blue World”, août 1955], un des plus beaux arrangements que j’aie jamais chanté. Quand Marty écrivit ces partitions, j’ai su tout de suite quelle était l’étendue de son champ d’action. J’ai réalisé d’où il venait et aussi qu’il était un arrangeur dans toute l’acception du terme ; pas seulement dans le domaine du jazz. »
Avec le soutien de l’arrangeur, Mel Tormé modifiera son image en incarnant vocalement le jeu d’un soliste de jazz, ce qu’il avait esquissé sur Mountain Greenery, enregistré au Crescendo Club d’Hollywood en décembre 1954 (immense succès en Grande Bretagne).
Changeant de tempo en passant des couplets au refrain, en s’accompagnant au piano, Tormé y inventait des variations sur la mélodie de Richard Rodgers qui ne la dénaturaient en rien. Il n’en figurera pas moins sur la liste noire du compositeur, qui détestait que l’on modifie quoi que ce soit à ses chansons.
Grand admirateur du Tentet de Gerry Mulligan, qu’il avait entendu à Los Angeles, Tormé se demanda s’il existait une possibilité d’y inclure une partie vocale.
En 1956, Paich réunit donc un ensemble baptisé “Dek-Tette”, à la base composé de deux trompettes, d’un trombone, de trois saxes, d’un cor, d’un tuba et d’une rythmique. Ce qui fit dire au critique américain Will Friedwald :
« Continuant le travail de Sinatra depuis les années 40, Tormé a démontré que la voix pouvait être complètement assimilée à un ensemble de jazz et dialoguer avec les instruments à égalité. Tormé et Paich ont inventé un nouveau contexte pour la voix humaine – assez semblable à celui que Miles Davis et Gill Evans définissaient au même moment pour un instrument soliste et une formation de jazz dans lequel scatter; interpréter des ballades, swinguer étaient en harmonie avec les solos de trombone, trompette et saxophone. »
Si l’on prend seulement en compte l’art de traiter un répertoire typique du “saloon singer” que Frank Sinatra revendiquait être, ce dernier l’emporte nettement. Comparer sa version de One For My Baby à celle de Tormé laisse penser que le barman évoqué dans les vers de Johnny Mercer tendra une oreille beaucoup plus réceptive à la petite histoire contée par son client s’il s’agit de Sinatra… En revanche, lorsque l’aspect “chanteur de jazz” passe au premier plan, il en va tout autrement.
Renonçant à se retrancher derrière son statut de vedette, Tormé accepta au nom de l’efficacité que chanteur, ensembles et solistes occupent à l’occasion une place équivalente, ce qui fut le cas dans The Lady Is a Tramp et / Love to Watch the Moonlight, enregistrés au cours de sa première séance avec Paich (“With the Marty Paich Dek-tette”). Depuis toujours, Mel Tormé avait prouvé qu’il possédait un sens naturel du swing.
En 1947, il avait mis en boîte une version de Night And Day “scattée”, nettement inspirée d’Ella Fitzgerald (il lui rendra hommage en paroles et en musique des années plus tard, au cours d’un Lady Be Good gravé en compagnie de Buddy Rich).
Dorénavant Tormé s’adonnerait sans complexe au “scat”, une spécialité qui, bien que Bing Crosby s’y soit essayé avec succès dans les années 1930, restait attachée aux vocalistes afro-américains.
Aussi ne s’étonnera-t-on pas d’entendre Mel Tormé citer, durant une interview, le nom de Leo Watson. Tormé savait ressusciter comme peu le firent, le délire verbal dont le chanteur-vedette des Spirits of Rhythm s’était fait la spécialité.
Ce que donnent à entendre Lullaby of Birdland ou le Route 66 de 1974 avec leurs enfilades de citations à tout le moins inattendues.
Mel Tormé avait atteint son but : « L’étiquette de chanteur de jazz ? Je crois que je peux me considérer comme tel, même si je n’aime guère les étiquettes, celle du jazz ou une autre. »
Héritier de la Swing Era – Artie Shaw avait été son idole -, marqué par le bop (Poor Little Extra Girl composé en 1947 pour sa California Suite s’inspirait de la version de / Can’t Get Started signée Dizzy Gillespie), admirateur de Gerry Mulligan, Mel Tormé avait trouvé un juste équilibre en compagnie de Marty Paich.
Malheureusement il se fera piéger en 1962 en enregistrant à son corps défendant Cornin’Home Baby!, une chanson peu faite pour lui qui pastichait sans état d’âme les succès de Ray Charles. Paradoxalement, un immense succès récompensa ce pas de clerc dont les séquelles conduisirent son bénéficiaire involontaire à envisager de changer de métier…
En 1974, alors que personne ne s’y attendait, “Live at the Maisonnette” (Atlantic) apparut dans les bacs des disquaires. Accompagné par l’orchestre d’Al Porcino, Tormé y prouvait qu’il fallait toujours compter avec lui : véritable tour de force que constituaient le Gershwin Medley et une version incroyable de Route 66 convainquit les plus sceptiques.
Suivra “Together Again for the First Time”, gravé avec Buddy Rich, dont Tormé avait composé pratiquement tous les arrangements, ce dont il n’était pas peu fier.
À Carnegie Hall, en 1982, un concert consacra son retour au devant de la scène. L’accompagnait Gerry Mulligan, à la tête de son orchestre, et le pianiste George Shearing, avec lequel Mel entamera, sous le signe de la complicité, une fructueuse collaboration. Mûri, l’âge n’ayant eu aucune prise sur sa voix sinon pour la doter d’une profondeur nouvelle, Mel Tormé était de retour.
Aussi, Will Friedwald pourra-t-il écrire : «Professionnellement et artistiquement, Tormé fut à son zénith durant les vingt dernières années de sa carrière – disons entre 1974 où il enregistra « Live at the Maisonnette” et 1996. »
Un jugement difficile à contredire même si l’on estime que le plus novateur de son œuvre ait été réalisé en compagnie de Marty Paich. Ils se retrouvèrent en 1988 sans que, contrairement à ce qui arrive dans semblables circonstances, la nostalgie n’ait quoi que ce soit à faire dans cette “Reunion” (Concord).
Sweet Georgia Brown, une interprétation du Spain de Chick Corea, discutable sans doute mais prétexte à une véritable prouesse vocale, Too Close for Comfort, The Carioca, Bossa Nova Pot Pourri tirés de l’album gravé en public l’année suivante au Japon, furent exécutés avec un enthousiasme identique à celui qui avait présidé à leurs premières rencontres.
Pour le préserver, ils s’en tinrent à ces retrouvailles ponctuelles, Mel Tormé poursuivant son chemin en compagnie des orchestres de Frank Wess et de Rob McConnell.
En 1988, il publia son autobiographie intitulée It Wasn’t All Velvet. Est- ce parce qu’il avait toujours pris soin de n’en rien laisser paraître qu’il ne bénéficia pas de la part des amateurs de jazz hexagonaux de toute la reconnaissance dont il aurait dû jouir ? Peut-être. C’était en tout cas faire bon marché du jugement d’Ethel Waters pour qui Mel Tormé était « le seul Blanc qui chante avec l’âme d’un Noir. »