En 1968, Miles Davis tombe sous le charme de la fée électricité. Envoûté par les révolutions psychédéliques et funky de Jimi Hendrix et autre Sly Stone, le trompettiste fait sa mue et, au passage, celle du jazz. Avec In a Silent Way, entouré par une pléiade de musiciens exceptionnels, Miles Davis intègre pour la première fois des éléments de rock et s’éloigne à jamais du jazz pur. Un ovni sidérant.
Le 18 février 1969, au début de l’après-midi, une troupe de musiciens sort du studio d’enregistrement B, situé au deuxième étage de l’immeuble de CBS. Les sentiments qui règnent chez les membres du groupe réunis pour l’occasion vont de la colère à l’incompréhension.
Miles Davis In a Silent Way
En surface, la session s’est déroulée dans la quiétude. Malgré les gros ego rassemblés dans la même pièce, aucun incident ou écart n’est à déplorer. Pourtant, dans les têtes, ça cogite. Parmi les jazzmen relativement expérimentés conviés à l’enregistrement, le plus abasourdi est le guitariste John McLaughlin.
A 27 ans, le virtuose anglais a déjà de la bouteille. Dans son pays, celui qui a été professeur de Jimmy Page – le futur Led Zep avait 17 ans, McLaughlin, un an de plus – a déjà joué avec les plus grandes pointures, tels le bluesman Alexis Korner ou Ginger Baker et Jack Bruce avant qu’ils ne forment Cream avec Eric Clapton.
Depuis qu’il est arrivé à New York deux semaines plus tôt, il a été pris sous l’aile du phénoménal batteur Tony Williams. Pourtant, capable de jouer tous les styles de musique, McLaughlin a vu en quelques heures ses certitudes ébranlées. On vient de lui demander de jouer comme s’il n’avait jamais touché de guitare !
Dans le couloir, il s’approche d’Herbie Hancock et ose lui demander, à voix basse : “Herbie, je ne sais pas quoi dire… ça valait quelque chose ce que l’on vient de jouer ? Je veux dire, qu’est-ce que l’on vient de faire ? Je ne comprends rien à ce qui se passe.” Hancock, un des trois claviers présents avec Chick Corea et Joe Zawinul, le rassure : “Bienvenue dans une session de Miles Davis. Je me pose la même question. Je n’en ai aucune idée mais, d’une manière ou d’une autre, quand les disques sortent, ils sonnent bien.”
En trois heures et demie de session, à l’insu des autres acteurs mais aussi grâce à eux, le trompettiste Miles Davis vient de révolutionner le jazz et de bouleverser l’histoire de la musique.
Ce n’est pas la première fois (ni la dernière) qu’il réalise un tour de magie, mais le résultat de cette session, In a Silent Way, appartient à ses tours les plus réussis, les plus radicaux et novateurs. En revanche, la gestation de cet album n’a laissé place à aucun truc ou astuce.
In a Silent Way, qui sortira en juillet 1969, concrétise un cheminement intellectuel entrepris par Miles depuis l’année précédente.
“1968 fut une année de changements, se souviendra-t-il dans Miles, autobiographie cosignée avec Quincy Troupe. Ceux qui intervenaient dans ma musique étaient passionnants, la musique qui se faisait un peu partout était incroyable. Des choses qui m’ont conduit tout droit vers le futur, vers In a Silent Way.”
Depuis l’année précédente, Miles veut muscler sa musique, l’électriser et lui donner des jambes. Il s’est en effet mis à écouter le funk de James Brown, la pop groovy de Sly & the Family Stone et le rock’n’roll de Jimi Hendrix. Ces pôles d’attraction sonores vont le pousser à modifier son approche et surtout le groupe qui l’accompagne.
Une équipe de rêve Pendant les quatre dernières années, il a pu s’exprimer grâce à un incroyable quintet constitué du prodige Tony Williams à la batterie, Herbie Hancock au piano, Wayne Shorter au saxophone soprano et le contrebassiste Ron Carter.
A la fin de l’année 1968, l’état de grâce a pris fin. Ses sidemen nourrissent de légitimes envies d’ailleurs et de carrière solo. Le quintet se désintègre définitivement quand Ron Carter refuse de passer à la basse électrique. De toute façon, pour Miles, aucune formation n’est éternelle. Il a régulièrement besoin de sang frais, d’idées neuves et de nouveaux venus à vampiriser.
Dans les derniers mois de 1968, Miles recrute d’abord le bassiste tchécoslovaque Miroslav VitouŠ, mais c’est l’Anglais Dave Holland qu’il a véritablement casté pour aller au bout de sa vision, celle d’un jazz à l’énergie et aux textures rock. Une autre de ses recrues d’importance est le clavier autrichien Joe Zawinul.
Celui-ci a rejoint huit ans plus tôt le groupe du saxophoniste Cannonball Adderley – un proche de Miles qui a participé à Kind of Blue – et a notamment composé pour lui le tube Mercy, Mercy, Mercy à la mélodie mémorable. C’est justement son sens de la mélodie qui intéresse Miles. Déjà, en novembre 1968, il a enregistré en la présence de Joe Zawinul deux de ses compositions, Ascent et Directions. Quand Zawinul lui fait découvrir son morceau In a Silent Way, Miles manifeste aussitôt le souhait de l’enregistrer sur son prochain disque. Ce qui survient donc le 18 février 1969.
Joe reçoit un coup de téléphone du trompettiste, qui le convie chez Columbia et le prie d’apporter avec lui la partition d’In a Silent Way. A 11 heures 30, ils sont huit à entrer en studio : Miles Davis, Wayne Shorter, Joe Zawinul, Herbie Hancock, John McLaughlin, Dave Holland, Chick Corea et Tony Williams.
Tout se passe bien, le groupe se met à répéter les quatre compositions sélectionnées par Miles Davis – In a Silent Way, Shhh, Peaceful et It’s About That Time –, les trois claviers se complètent. Mais quand arrive l’enregistrement du morceau In a Silent Way, Miles Davis impose une contrainte de dernière minute dont il a le secret – pendant l’enregistrement de Kind of Blue, il avait imposé des compos que les autres ne connaissaient pas.
Cette fois-ci, il demande à tous d’oublier les accords de Zawinul qu’il juge “encombrants” pour mettre en avant la mélodie cachée, selon lui, sous les fioritures. Mort de trac, John McLaughlin s’exécute quand le trompettiste lui demande d’exécuter l’arpège introductif comme s’il ne savait pas jouer.
A la fin du mois de juillet suivant, les heures d’enregistrement fébriles se sont transformées, grâce au savant montage réalisé par le producteur Teo Macero, en deux plages poétiques d’une vingtaine de minutes, Shhh/Peaceful et In a Silent Way/ It’s About That Time. Zawinul, lui, enrage parce que, selon lui, sa composition était pure et sans fioriture (il en donnera sa version dans l’album Zawinul deux ans plus tard). Mais il est le seul.
Dans les pages du magazine américain Rolling Stone, Lester Bangs s’enthousiasme : “C’est le genre d’album qui donne foi dans le futur de la musique. Ce n’est pas du rock’n’roll mais ça n’a rien, non plus, de stéréotypé comme le jazz.”
Les appellations qui s’imposeront pour qualifier cette musique mutante, “jazz fusion” ou “jazz rock”, manquent certainement de grâce. Qu’importe, Miles Davis est désormais à mi-chemin entre plusieurs univers musicaux, planant au-dessus des conventions.
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CREDITS :
Enregistré le 18 février 1969 aux studios CBS de New York – Columbia Records
- Bass – Dave Holland
- Drums – Tony Williams*
- Electric Piano – Chick Corea, Herbie Hancock
- Electric Piano, Organ – Josef Zawinul*
- Engineer – Russ Payne, Stan Tonkel
- Ensemble – The Miles Davis Quintet
- Guitar – John McLaughlin
- Liner Notes – Frank Glenn
- Photography By [Cover Photograph] – Lee Friedlander
- Producer – Teo Macero
- Tenor Saxophone – Wayne Shorter
- Trumpet – Miles Davis
Sources : www.discogs.com - www.lesinrocks.com - www.qobuz.com - www.jazzmessengers.com - www.rollingstone.com
J’adore « In a silent way », cet album est une cathédrale.
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