Ses complexes l’ont très tôt poussée à se réfugier dans le piano et le chant. Grâce à une voix diablement sensuelle, une détermination hors norme et surtout sa vision de musicienne qui l’a conduite dans des univers très éloignés du périmètre soul dans lequel on a voulu la cantonner, Roberta Flack est devenue une artiste totale, qui a réussi à sublimer son propre destin. Et si elle reste l’immortelle interprète de killing me softly with his song, son talent va au-delà de cette seule chanson.
Killing Me Softly With His Song a traversé les décennies et les générations pour devenir, depuis la reprise hip-hop des Fugees en 1996, une incontournable scie, comme les candidats de télé-crochets aiment s’en abreuver. Mais qui, entre tous ceux qui la fredonnent, sait que cette chanson doit sa renommée mondiale à Roberta Flack ?
Peu à moins d’être un mordu de la soul des seventies, celle dorée sur tranches de vinyles. Et encore, c’est là une déformation de l’histoire de la musique, qui n’a retenu de cette chanteuse black à la coupe afro que sa facette soul alors qu’elle était bien plus que cela, servant le folk, la variété et surtout la pop avec le même talent. Les clichés ont la vie dure et la réalité est souvent bien plus complexe qu’elle n’en a l’air.
Né le 10 février 1937 à Asheville, en Caroline du Nord, Roberta Flack grandit à Arlington, en Virginie, dans une famille de musiciens, fille d’un jazzman et d’une organiste d’église.
Depuis l’enfance, Roberta Flack souffre d’un important surpoids. Ses seules occupations sont le piano, les études, la nourriture et l’église méthodiste où sa mère joue de l’orgue. Elle apprend à jouer du piano sur un instrument trouvé par son père dans une décharge.
Elle est depuis deux ans organiste de l’African Methodist Episcopal Zion Church d’Arlington et titulaire d’un deuxième prix de piano de l’état de Virginie quand elle obtient, à 15 ans, une bourse pour suivre des études de clavier et de chant à la prestigieuse Howard University de Washington. Elle opte pour une spécialité musicale et vocale qui va de l’opéra aux chants populaires.
Avant de devenir une admiratrice de Nina Simone et d’apprendre tout son répertoire par cœur en plus de centaines de pièces folk, country et pop, Roberta Rack se rêvait en concertiste et s’adonnait à jouer du Bach et du Chopin comme elle le confiait fin 1970 à la revue Ebony :
« J’étais à fond dans la musique classique, j’adore ça. Je trouve cela dommage qu’en raison des efforts pour faire valoir la culture de la communauté noire, nous manquions l’opportunité d’être plus éclectiques. Les gamins devraient savoir comment sonne Bach, même s’ils s’approfondissent pas ensuite ».
Au décès de son père en 1959, elle se tourne vers l’enseignement de l’anglais et de la musique dans une école pour enfants noirs de Farm ville, en Caroline du Nord puis délaisse les cours pour jouer dans un restaurant huppé de Georgetown et ainsi que chez Mr. Henry’s, le club où le pianiste de jazz Les McCann la découvre.
Sur sa recommandation, les portes de la compagnie Atlantic lui sont ouvertes pour une audition réussie. Accueillie dans la maison de disques qui a lancé les carrières de Ray Charles, Solomon Burke, Aretha Franklin, Otis Redding et le reste de la crème soul via le label Stax, Roberta Flack bénéficie des services des meilleurs musiciens, arrangeurs et producteurs.
Ainsi, ses deux premiers albums voient se croiser des noms que, d’ordinaire, des artistes débutants ne peuvent s’offrir : Jerry Wexler, Eumir Deodato, King Curtis, Pee Wee Ellis. Arif Maidin pour l’encadrement artistique et pour l’accompagner, des pointures nommées Ron Carter, Leroy Hutson, Joe Farrell, Hubert Laws, Richard Tee, Grady Taxe ou Eugene McDaniels dont elle inaugure le Compared To What.
Comme à l’accoutumée, la réalisation est confiée à son producteur attitré, Joel Dom, qui opère à la console depuis son tout premier album « First Take » paru en 1969.
À l’époque, il s’était écoulé à un peu plus de 100 000 copies, un score raisonnable qui faisait de Roberta Flack une révélation, mais elle atteindra le status de star avec son deuxième album, le magnifique et indispensable « Chapter Two », vendu à un million d’exemplaires en quelques semaines à la fin de l’année 1970.
L’affaire est sérieuse pour le magazine de jazz Downbeat qui, lors de son traditionnel référendum, sacre Roberta Flack chanteuse de l’année, après dix-huit ans de règne ininterrompu d’Ella Fitzgerald !
Ce succès soudain, dû à de nombreux passages télé (notamment dans les talk-shows de David Frost, Mike Douglas et Bill Cosby) et aux plébiscites qui ont accueilli ses prestations aux Montreux Pop Festival et Newport Jazz Festival, sera renforcé par le raz-de-marée de The First Time Ever I Saw Your Face, qui réussit la performance d’être le plus gros tube de l’année 1972. Un succès qui arrive trois ans après l’enregistrement de la chanson, puisque celle-ci est extraite du premier album de la chanteuse.
Pourquoi cet étrange décalage ? C’est qu’il aura Mu toute la perspicacité de Clint Eastwood pour dénicher cette perle dans ce disque datant de 69 et l’inclure au générique de « Play Misty For Me ».
Interrogée sur le choix de l’acteur et réalisateur, Roberta Flack se remémore son appel pour lui demander l’autorisation d’utiliser le morceau pour son premier long-métrage : « Quand Clint m’a appelée, je lui ai expliqué que le producteur Joel Dom la trouvait trop lente et trop longue. Je lui ai proposé de la réenregistrer comme je la jouais en public, sur un tempo plus rapide et en coupant l’introduction. Clint m’a répondu : ‘Surtout pas ! Je lui ai dis OK, laissons-la comme cela’ ».
Si le rythme sensuel de The First Time Ever I Saw Your Face correspond parfaitement à l’ambiance du film, au suspense intense, la firme Atlantic n’était pas de cet avis et amputa la version originale pour satisfaire les exigences des programmateurs radio, quitte à diffuser une version différente de celle du film !
Quoi qu’il en soit, ce premier très gros hit de Roberta Flack n’est pas plus signé par la chanteuse que Killing Me Softly With His Song puisqu’il s’agit de la reprise d’un standard composé en 1957 par le barde écossais Ewan MacColl (par ailleurs auteur de Dirty Old Town popularisé par The Pogues) pour sa demande en mariage adressée à Peggy Seeger (demi-soeur de Pete Seeger) et repris ensuite par The Kingston Trio, Peter, Paul & Mary, The Brothers Four et des milliers d’étudiants sur tous les campus américains.
Et depuis le succès qu’en a fait Roberta Flack, le nombre de reprises de l’émouvante chanson ne s’est pas ralenti. En tout cas, elle vaut à Roberta Flack son premier Grammy Award, suivi un an après par la réussite de son duo avec Donny Hathaway sur Where Is The Love, extrait de leur album commun « Roberta Flack & Donny Hathaway ».
Les ballades sentimentales enveloppées d’arrangements sophistiqués étaient la spécialité de la chanteuse qui en truffait ses albums et n’avaient de soul que la manière sensuelle et délicate de son interprétation. Roberta Flack expliquait à Joel Dom qu’elle ne pouvait faire autrement que d’exposer lentement au piano le cadre de la chanson et d’amener doucement le thème du refrain déployé par son timbre profond et chaleureux.
Pour l’enregistrement de ce cinquième album, qui inclut donc Killing Me Softly With His Song dont tout le monde pressent le succès, devant consacrer définitivement la chanteuse, on met les petits plats dans les grands.
Pour le titre éponyme, outre Carter, Taxe, Ellis et Deodato, un orchestre à cordes est convoqué. Il est également prévu dans sa premier temps que la version enregistrée comporte un solo de guitare d’Eric Gale, comme c’est le cas en concert, mais cette option sera finalement rejetée pour préserver la continuité du morceau.
Dés sa sortie en le 21 janvier 1973, le titre fait surface sur les radios et gravit les charts jusqu’à la position suprême qu’il conserve pendant cinq semaines. Cette seule chanson rapportera à son interprète deux nouveaux Grammy Awards pour l’enregistrement de l’année et la meilleure performance vocale féminine. L’album rate, lui, de peu le trophée tant convoité, remporté cette année là par Stevie Wonder.
D’après les mémoires du compositeur Charles Fox publiées en 2010 sous l’intitulé Killing Me Softly : My Life In Music, le succès de la version de Roberta Flack est dû à un tempo plus rapide que sur celle de Lori Lieberman et à un accompagnement plus marqué. Roberta Flack apporta d’autres retouches sur les arrangements de cordes et accentua le final en concluant la chanson sur une tonalité majeure.
En effet, si Joel Dom tenait toujours les rênes de la production, la pianiste et chanteuse s’imposait pour la première fois aux arrangements de son cinquième album. Commercialisé au mois d’août, quelques mois après son titre-phare, Killing Me Softly restait dans la veine pop-folk des albums précédents.
Par la suite, la chanteuse déploya beaucoup d’efforts pour renouveler son style. Elle y parvint avec le merveilleux Feel Like Makin’Love, ballade bien balancée entre jazz et funk. De même qu’elle s’attachait à maîtriser les différentes étapes d’un album, de la conception à la production qu’elle signait sous le nom de Rubina Flake sur les deux albums suivants chaudement recommandés, « Feel Like Makin’ Love » (1974) et « Blue Lights In The Basement » (1977).
À défaut de composer, Roberta Flack avait l’art de choisir ses reprises et de les travailler jusqu’à ce qu’elles deviennent siennes. Il suffit pour s’en convaincre d’écouter sa version de Just Like A Woman, choisie comme face B de son nouveau hit. Difficile de retrouver la patte dylanienne sous la langueur jazzy des arrangements. Il en va de même pour sa lecture fleuve de Suzanne, balayée par des vents de cordes et tenue en haute estime par les amateurs de Leonard Cohen.
À l’instar de Meshell Ndegeocello dans son récent album de reprises de Nina Simone, tout ce qui passe entre les doigts de la fée Flack s’en retrouve chamboulé par sa vision de musicienne. Le dernier exemple en date est sa révision de douze classiques des Beatles opérée en 2012 sur « Let It Be Roberta ».
Roberta Flack était loin de correspondre à l’image de la chanteuse soul qu’on voulait lui donner. Son objectif a toujours été de réunir tous les publics et de montrer que la musique n’est pas une question de couleur.
Et si par la suite Roberta Flack ne retrouva pas le succès de Killing Me Softly With His Song, ce titre aura eu le mérite d’inscrire son nom à la postérité et de traverser les générations et les modes avec aisance, allant jusqu’à devenir un passage obligé pour les habitués de karaoké et les candidats aux concours de belles voix. En cela, Roberta Flack a accompli son grand rêve de gagner les faveurs d’un public large, tous genres confondus.
Roberta Flack a continué à sortir des albums, qu’elle produit souvent elle-même, tout au long des années 1970, 80 et 90, remportant de nombreux succès.
Sa vision unique de la Soul, qu’elle mêle à la fois au Folk et à la musique classique, a eu une grande influence sur de nombreux artistes au fil des années. Symbole de la lutte des Noirs pour la reconnaissance de leurs droits, à la fois aux États-Unis et en Afrique du Sud, où elle a chanté devant le président Nelson Mandela lui-même en 1999, Roberta Flack a été classée parmi les « 100 femmes les plus importantes du Rock and Roll » par la chaîne de télévision américaine VH1, et possède son étoile sur l’Allée des stars à Hollywood.
Membre active de l’AEC (Artist Empowerment Coalition), association qui lutte pour le contrôle par les artistes de la propriété intellectuelle de leurs œuvres, Roberta Flack continue aujourd’hui à enregistrer et produire des albums.