Il est peu de mouvements, dans l’histoire des musiques urbaines, qui aient été autant attachés à une seule figure fondatrice. Fela Kuti, né en 1938 au Nigeria, appartient à cette classe rare d’artistes dont l’influence, avec l’afrobeat, reste prégnante bien après leur mort.
Monstre sacré de l’ampleur d’un Bob Marley, Fela Kuti incarne à lui seul la figure africaine du génie irrévérencieux, politiquement engagé, socialement indépendant. Plus encore, la musique qu’il invente au détour des années 1970 et qu’il baptise « afrobeat » traduit le remix continuel des mégalopoles du Sud. Fusion sans précédent entre des éléments de la tradition ethnique yoruba, du funk, de la soul américaine et du highlife ghanéen, à laquelle s’ajoute une critique acerbe des juntes militaires au pouvoir.
Reconnu de son vivant, suivi par une troupe d’artistes dévoués (un peu à la manière du pianiste Sun Ra qui avait créé à Philadelphie une communauté, un art de vivre autant qu’un mode créatif et une esthétique), Fela Kuti connaît aussi une postérité hors du commun.
Son décès, en 1997, relance partout dans le monde l’intérêt et la passion pour un inventeur prolifique dont l’œuvre, sans cesse rééditée, paraît aujourd’hui assez visionnaire quant aux rapports de force Nord-Sud, au détournement massif de fonds par les politiciens et les industriels en Afrique après les indépendances. Mais aussi, sur le plan musical, un rapport à l’espace, étendu, qui anticipe certaines techniques des DJs.
L’afrobeat puise donc à plusieurs sources, qui en font un genre universel. L’afrobeat relate en substance l’influence majeur des musiques américaines sur les orchestres de l’Afrique moderne, en particulier de l’Afrique anglophone ! le chant de James Brown, réinterprété par exemple par nombre de vocalistes en Sierra Leone. Adaptation locale et originale d’une musique électrique dont les radios se font, presque en direct, l’écho.
La naissance du highlife, genre élaboré à Accra dans les années 1920, contamine immédiatement les pays voisins, avec ses cuivres jazz et ses guitares acérées. Le premier groupe de Fela, Koola Lobitos, fondé en 1960, reprend d’ailleurs des éléments clés de cette musique. Même si Fela Kuti invente un style original, l’Afrobeat, plusieurs musiciens tentent au même moment des fusions afro-funk ou afro-jazz puissantes, comme Orlando Julius.
Démarche cannibale (au sens du mouvement poétique anthropophage brésilien des années 1920, qui prônait l’ingestion de la culture occidentale pour le développement d’une culture autonome), l’afrobeat prend à tous sans rendre à personne.
Fela Kuti s’inspire des thèses panafricanistes du leader ghanéen Kwame Nkrumah ; il puise aussi dans les luttes d’émancipation afro-américaines, après sa première tournée aux États-Unis (huit mois à Los Angeles, en 1969). Il prône un retour à des valeurs africaines, telle la pratique de la religion animiste des orishas auxquels il paie un tribut dans son club de Lagos, le Shrine.
Ambition dynastique d’un fondateur patriarche, aussi, quand Fela intègre son fils Femi sur scène. Et quand son plus jeune enfant, Seun Kuti, finit par reprendre l’affaire paternelle de l’orchestre Egypt 80. Au début du XXIe siècle, l’afrobeat n’en a pas fini de renaître.