Quand Elton John intitule un album «Honky Château », il ne fait pas allusion à Balmoral ou Westminster. Mais bien au château d’Hérouville, près de Pontoise, construit au XVIII siècle, qui abrita, dit la légende, les ébats de Frédéric et George (Chopin et Sand).
C’est l’histoire de cet homme, de cette femme et du château qui les a rendus si heureux – hélas pas très longtemps. Quatre années quasi parfaites, 1970-1974, durant lesquelles la musique la plus excitante qui soit résonna nuit et jour au château d’Hérouville, à la fois « home sweet home » des deux tourtereaux et studio d’enregistrement très en avance sur son temps…
La musique d’avant-garde, Michel Magne baigne dedans depuis vingt ans. Ce copain turbulent de Françoise Sagan et de Boris Vian est une figure du Saint-Germain-des-Prés déjanté des années 1950.
En cet été 1970, il est une star dont personne ou presque ne connaît le visage : les bandes originales des Fantômas, des Angélique, des Tontons flingueurs ou encore le générique de Cinq colonnes à la une, c’est lui.
Huit ans plus tôt, en 1962, le trentenaire fortuné est tombé sur la silhouette fantomatique du château d’Hérouville – cinquante-sept pièces réparties entre trois ailes. L’ancien relais de poste qui a autrefois abrité les amours de George Sand et Frédéric Chopin est en piteux état, mais Michel Magne est prêt à investir tout ce qu’il possède pour réaliser son rêve : y aménager un studio à la mesure de son appétit.
Magne a l’idée alors de transformer son pied-à-terre en studio résidentiel pour enregistrer sa musique personnelle, ce qui ne se fait guère à l’époque. L’idée de génie de Magne, c’est de proposer le gîte et le couvert aux musiciens de passage. Une révolution, car, même au temps des Swinging London finissantes, la vie du musicien en studio n’a rien d’une rigolade.
Les séances de prises de son sont dirigées par des ingénieurs en blouse grise, salariés des maisons de disques qui laissent peu de place à la liberté, à la recherche. Pas question de fumer ou de boire ; ni de discuter les partis pris techniques. Il faut arriver tôt le matin, et ranger les guitares vers 17 heures. On va au studio comme on se rend au bureau… Sans le savoir, Magne invente ce qui s’imposera dix ans plus tard comme la norme partout dans le monde : le studio résidentiel.
Les réseaux de Magne ne trouvent pas encore d’écho auprès des formations françaises, mais permet la venue des premiers Américains. On voit d’abord arriver des bluesmen, Buddy Guy et Memphis Slim, et les rockeurs boogie de Canned Heat. Commence aussi à approcher la scène expérimentale avec Gong, qui réalise là son album Camembert électrique, et Magma pour 1001 Degrés C, au printemps 1971.
Dans le même temps, on commence à évoquer la tenue d’un grand festival, une sorte de Woodstock français, à Auvers-sur-Oise, à deux pas du château. La publicité des Strawberry Studios – nom que Magne donne au site – est assurée. On annonce la venue des Rolling Stones, qui enregistrent alors Exile On Main Street dans le sud de la France, mais aussi de Jefferson Airplane, de Pink Floyd, Led Zeppelin et du Grateful Dead ! La rumeur enfle, la programmation évolue et des dates commencent à circuler, ce sera les 18, 19 et 20 juin 1971.
Finalement, l’événement tant attendu est un désastre. Comme à Woodstock, la pluie tombe dru, au point de faire annuler les concerts. Des têtes d’affiche, seul le Grateful Dead est là. Il s’est établi au château d’Hérouville et décide, faute de festival, d’y donner un concert improvisé, en petit comité, devant les caméras de Pop2. La prestation offerte est d’une grande qualité, digne des meilleurs shows du Fillmore, à San Francisco…
Très vite, les musiciens accourent de partout, Londres, New York, San Francisco. « A Paris, on me disait que personne ne ferait 30 kilomètres pour venir enregistrer en rase campagne. Puis les gens ont vu que les groupes américains traversaient l’Atlantique, alors… » s’amuse-t-il dans un livre de souvenirs publié en 1980.
Le son du grand studio George-Sand est d’une clarté et d’une précision magnifiques, et les ingénieurs du son d’Hérouville (dont le tout jeune Dominique Blanc-Francard), excellents.
En juin 1971, la folle bande du Grateful Dead donne un drôle de concert (sous substances) dans le jardin du château, pour une centaine d’invités – la veille, ils devaient jouer dans un festival en plein air à Auvers, annulé pour mauvais temps. Le concert est filmé, les images font le tour du monde. Génial coup de pub, pourtant improvisé.
C’est ainsi que le Strawberry Studio d’Hérouville deviendra l’un des plus fameux des seventies (en même temps, les jours off, on y tourna nombre de films de fesse nécessitant un décor aristocratique, mais c’est une autre histoire).
Trois mois plus tard, Bill Wyman, de retour de la Côte d’Azur, où les Rolling Stones viennent d’achever Exile on Main St., passe aussi par Hérouville. Le bassiste tombe amoureux du lieu, si calme… Jerry Garcia, du Dead, et Wyman, des Stones, deviennent les ambassadeurs de luxe de ce studio à nul autre pareil.
En 1973, la première mégastar à poser ses instruments au château est Elton John. Il aime tellement l’endroit qu’il va y graver trois albums : « Honky Château », « Goodbye Yellow Brick Road » et « Don’t Shoot Me I’m Only the Piano Player ». Lors de sa deuxième visite, il est accompagné d’un aréopage de vingt-cinq personnes.
Chaque matin, Elton et son parolier Bernie Taupin écrivent une chanson. De midi à 16 heures, le groupe l’enregistre. Le chanteur réalise trois prises de voix, puis file à Paris en Rolls pour rendre visite à Yves Saint Laurent. Il en rentre généralement vers minuit, la voiture remplie de pantalons et de chemises. Il écoute le mixage. Si le résultat lui plaît, c’est une chanson de plus sur le disque. Sinon, poubelle.
David Bowie débarque dans le même état d’esprit. Au château, on peut se permettre de prendre des risques, d’explorer des textures sonores nouvelles. Ce sera d’abord le bel album de reprises Pin ups, en 1973, puis l’aventureux Low, en 1977 (un tiers de la fameuse « trilogie berlinoise », dont peu de gens savent qu’il a été enregistré en France). T. Rex, Cat Stevens, Pink Floyd et Canned Heat passent par le château. Des bluesmen également. De même que les Français les plus « pointus » de l’époque (Magma, Gong…).
En 1972, succès oblige, il a fallu construire un deuxième studio. En cabine, les innovations techniques s’enchaînent à un rythme effréné. Magne et son équipe passent des jours à construire des pièces d’écho naturel dont on vante les mérites partout dans le monde. Et tant pis si cela coûte des fortunes :
« Michel, qui avait eu une formation musicale classique, était fasciné par les innovations, raconte Marie-Claude Magne. Il avait été l’un des premiers à adopter les ondes Martenot au début des années 1950. Et était comme un gosse à chaque fois que sortait un nouveau synthétiseur. Il voulait être le premier à le tester, à l’apprivoiser. »
Au plus fort de l’aventure (1972-1973), l’équipe compte quinze salariés : gardien, jardinier, intendant, femmes de ménage, cuisinier, menuisier, secrétaire et, bien sûr, l’équipe technique, dont « DBF », « qui travaillait souvent vingt-quatre heures sur vingt-quatre, passionné et infatigable ».
Mais, à Hérouville, on sait aussi poser les guitares. Piscine, tennis, baby-foot, flipper dans le réfectoire, fiestas tous les soirs, parties de cache-cache dans le parc, dîners à plus de cent convives… Les plats servis n’ont rien à envier à ceux des grands restaurants parisiens et, de surcroît, l’ambiance est bien plus joyeuse… Les Anglais se font parfois prier pour goûter le lapin aux pruneaux, mais la sauce finit toujours par prendre. Le chef de cuisine, Serge Moreau, sert les assiettes aux hôtes en déclamant du Rimbaud.
Mais viennent aussi là Pink Floyd, Canned Heat, T. Rex, Rod Stewart, David Bowie (pour les albums « Pin Ups » et « Low », qui, contrairement à l’idée reçue, fut en grande partie mis en boîte à 35 kilomètres de Paris, plutôt qu’à Berlin), Jethro Tull, Rainbow, Hawkwind, Bill Wyman, Iggy Pop, Grateful Dead (qui s’y installe après la débâcle du festival voisin d’Auvers-sur-Oise et donne dans l’herbe du parc un concert pour la population locale), et puis encore Jacques Higelin etc.
Tout semble aller pour le mieux, et pourtant, dès 1973, Magne sent qu’Hérouville lui échappe.
«Michel n’était pas un gestionnaire, reprend Marie-Claude. Administrer le château lui pesait énormément, les factures s’accumulaient, le fisc réclamait des sommes folles. Il offrait des semaines de studio aux groupes, servait des grands crus à tous les repas, ne comptait pas… » Un soir, de retour d’un dîner chez Castel, les jeunes mariés trouvent un couple dans leur lit. «Je ne sais pas comment ils avaient échoué là. Sans doute les vingt chambres du château étaient-elles pleines, avec tous les copains des groupes, et les copains des copains… »
C’est la goutte d’eau. Magne achète la bergerie adjacente au château et le couple s’y installe «pour retrouver un semblant de vie de famille».
A partir de fin 1974, tout n’est qu’une longue dégringolade pour Hérouville. Michel Magne s’éloigne de plus en plus et cède la gérance des deux studios (tout en conservant les murs du château).
Un premier repreneur manque de couler le navire. La vaillante équipe de Laurent Thibault (musicien de Magma) tente toutefois de poursuivre l’aventure jusqu’au début des années 1980 et continue à recevoir des grands noms : Bowie à nouveau, mais aussi, plus étonnant, les Bee Gees, pour leur brûlant Saturday Night Fever.
Mais le vent de folie est retombé. Michel Magne, qui a claqué tout son argent dans ce rêve plus grand que lui, est quasiment ruiné. Ses droits Sacem sont confisqués à la source. Le couple part s’installer à Saint-Paul-de-Vence ; puis ce sera de nouveau Paris, un duplex sous les toits, rue Mouffetard.
«Nous avons connu nos plus belles années dans le Sud, de 1974 à 1977. Là-bas, il ne pensait plus trop à son rêve de château pour musiciens, il avait tourné la page. Enfin, je croyais», glisse tristement Marie-Claude.
Pourtant, au début des années 1980, l’obsession Hérouville s’empare à nouveau du cerveau bouillonnant du « fantaisiste pop ». Le château pourrait bientôt être saisi par la justice, perdu à jamais… Cette perspective le rend dingue, voire violent. Le couple vacille.
A l’hôpital du Kremlin-Bicêtre, où il est interné en 1984, Michel Magne planque sous son lit les médicaments qu’il refuse de prendre… et un épais dossier «Hérouville», regroupant contrats, factures, litiges. Le 19 décembre, il annonce à Marie-Claude qu’il part se reposer au Club Med. Il prend la route de Pontoise, où il s’était un jour arrêté pour faire monter une charmante auto-stoppeuse à bord de son bolide… Il s’installe dans une chambre au Novotel de Cergy-Pontoise, tout près du tribunal où a été prononcée la saisie définitive du château quelques semaines plus tôt.
Dans sa valise de faux vacancier, l’épais dossier Hérouville et les boîtes de médicaments jamais ingurgités, précieusement conservées. Dans sa chambre d’hôtel, il regarde une dernière fois cette fichue pile de paperasse maudite et avale suffisamment de médicaments pour être sûr de ne jamais repenser à Hérouville. Son château adoré. Son rêve, sa perte.
Vous avez oublié José Afonso avec la chanson qui a lancée le 25 avril au Portugal, Grândola, de l’album « Cantigas do Maio ».