Née Roberta Joan Anderson, en 1943, Joni Mitchell a connu une enfance plutôt dure et solitaire. « J’ai été marquée très tôt par Kim, de Rudyard Kipling. Je me suis identifiée à ce petit orphelin indien, contraint de se débrouiller dans un monde d’adultes. Quand on est confronté à la maladie et à la mort très jeune, on n’a que deux options : se battre et ne compter que sur soi pour survivre ou vivre à jamais dans la dépendance. »
Atteinte de polio à 9 ans, Joni Mitchell réalise qu’elle pourrait rester infirme et allongée pour le restant de ses jours. Elle décide donc, un matin, après des mois d’hospitalisation, de se lever et de marcher, seule. Elle y parvient, miraculeusement. Entre-temps, elle aura appris à peindre, à dessiner, et, pour divertir ses compagnons d’infortune, à chanter.
Rendue à la vie, l’adolescente longiligne ne tient pas en place. Grimée en garçon, elle hante les lieux où l’on danse le rock’n’roll même si son goût musical tend vers le jazz et le music-hall.
Le folk, alors en vogue, ne l’intéresse guère : elle le trouve musicalement limité. Mais quand on a besoin de payer ses cigarettes, quoi de plus facile que de grattouiller une guitare ou un ukulélé en chantant des airs traditionnels – et bientôt des textes de son cru ?
« D’habitude, les gens font des petits boulots pour financer leur musique, moi c’est l’inverse. La chanson m’a permis de gagner un peu d’argent. Mais l’art noble, pour moi, c’était la peinture. »
Des clubs de Toronto aux « coffeehouses » de Greenwich Village de New York
Au début des années 60, dans les clubs de Toronto où elle se produit, Joni Mitchell intrigue, séduit. Par sa beauté et son style vocal, atypique, d’une pureté phénoménale, et son jeu de guitare, autodidacte, tout en accords ouverts, qui fait s’arracher les cheveux à bien des guitaristes émérites.
Lorsqu’en 1965 un chanteur folk américain alors un peu coté, Chuck Mitchell, sous le charme, propose de l’épouser, la jeune femme est enceinte d’un amant de passage, évanoui dans la nature. L’enfant, une fille, confiée à une famille d’accueil après sa naissance, demeurera longtemps le lourd et douloureux secret de la chanteuse, qui l’évoquera de manière cryptée dans ses chansons. Le mariage avec Chuck, qui apprécie peu de se voir éclipsé par le talent de celle qu’il traite parfois de « plouc inculte », ne dure guère.
Divorcée, elle s’installe à New York. David Crosby, en rupture des Byrds, la prend sous son aile alors que les chansons de la compositrice encore inconnue sont déjà interprétées par des artistes établis (Tom Rush, puis Judy Collins ou Fairport Convention). La Canadienne devient l’égérie de la crème du folk-rock américain.
« Songs to a seagull » ou les premiers enregistrements de Joni Mitchell
Le premier album de Joni Mitchell, Songs to a seagull, publié en juin 1968, bouleverse le monde de la chanson. Si la musique reste acoustique et dépouillée, les textes de Mitchell tranchent avec le tout-venant du protest song de Joan Baez et consorts.
Démarrant par une mise en pièces de son ex-mari (I had a king), Joni entame une dissection au scalpel, dans un langage poétique et précis, de sa vie affective et de ses émotions. Avec sa voix, son écriture et son physique extraordinaires, Joni Mitchell ringardise ses rivales et collectionne les amants (Graham Nash, James Taylor, Jackson Browne…), qu’elle ne manque pas d’épingler ensuite dans ses disques.
En 1971, Blue, son chef-d’oeuvre, atteint des sommets d’introspection dans la mise à nu des affres d’une relation, mais cette femme trop libre, trop indépendante, s’attire les foudres des tenants de la « Woodstock génération ». Ceux-là mêmes qui prônaient l’amour libre et l’émancipation des femmes, le journal Rolling Stone en tête, s’en prennent violemment à Mitchell, l’accusant de n’être qu’une vaine collectionneuse d’hommes, une « Joni-couche-toi-là » au discours nombriliste.
Peut-être, perspicaces, étaient-ils piqués au vif par des textes – comme Woodstock ou Big Yellow Taxi – qui questionnaient déjà l’inconséquence de ses contemporains ?
« Peu ont saisi que mon hymne à l’espoir généré par Woodstock était teinté d’ironie. Cette phrase, « Il est temps de retourner au jardin », était une mise en garde contre le désastre écologique qui s’annonçait déjà. Tout comme dans Big Yellow Taxi, où je déplorais que l’on était en train de « bétonner le Paradis pour en faire un parking ».
En fait, je n’ai jamais été en phase avec ceux de ma génération. Alors que c’était la guerre au Vietnam qu’il fallait condamner, la plupart d’entre eux s’en prenaient aux pauvres soldats, les premières victimes. Et ainsi de suite : Dylan en tête, tous ces musiciens ne voyaient pas plus loin que le bout de leur nez. Ils sont devenus richissimes mais n’ont rien su faire de leur pouvoir.
Leur ego, leurs comptes en banque et leur dope étaient à peu près leurs seules préoccupations. Leur ignorance nous a donné une industrie du disque cupide à l’extrême, et des années 80 reaganiennes, vides de valeurs et de sens moral. J’avais rejoint la communauté rock, pensant y trouver une famille, j’y ai côtoyé les gens les plus égoïstes, jaloux et narcissiques de mon existence. »
Les rivages du jazz
On comprend pourquoi Joni Mitchell, au risque de s’éloigner du succès, s’est rapprochée, à partir de 1974, des rivages du jazz. Pour enrichir son lexique musical, goûter à une liberté harmonique et vocale et rencontrer, enfin, des musiciens généreux, humains, la traitant en égale. Comme Jaco Pastorius, Herbie Hancock, et plus encore Wayne Shorter.
« Wayne est le seul qui me comprenne parfaitement. Je ne sais pas écrire la musique, je décris les sons que j’entends par images, par métaphores. Et il est toujours en phase avec ce que j’ai dans la tête. Je me suis présentée maquillée en garçon noir sur la pochette de Don Juan’s Reckless Daughter, en 1977, et c’est la pochette qui me ressemble le plus. Le Kim qui me servait de modèle dans mon enfance trouvait enfin un sentiment d’appartenance. »
Les années 80 ne seront pas tendres pour Mitchell. Laissant de côté le propos intimiste au profit d’un discours militant, politique, révolté, la pasionaria se voit bouder par un grand public accro aux clips glamour déversés par MTV, par ses fans qui lui reprochent une banalisation de sa musique, par une industrie qui ne lui reconnaît même plus un statut de « gagneuse ».
Si bien que lorsque Mitchell aborde le troisième millénaire avec le somptueux Travelogue, double album en forme d’aboutissement sur lequel elle revisite, impériale dans la voix, des perles de son répertoire, avec un orchestre de soixante-dix musiciens et ses chers ténors du jazz, le responsable de son label lui confie : « Joni, les temps ont changé. Nous ne sommes plus que des marchands de voitures. On en vend des mignonnes et on en vend des puissantes. Mais ce que tu proposes est l’œuvre d’un génie. Et ça, on ne sait plus le vendre. »
Paru en 2002, Travelogue est condamné d’avance.
« Que me restait-il à faire ? Si le talent, désormais, était pénalisé, alors je n’avais plus qu’à me retirer. Ce que j’ai fait. Et je ne pensais vraiment pas revenir. Je croyais que j’allais juste vivre, dans mon coin, avec mes animaux et mes peintures. » Des peintures qu’elle refuse obstinément de vendre. « Parce que, dit-elle, l’argent corrompt toujours l’art. »