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Lorsqu’en décembre 1964, le saxophoniste entre en studio accompagné de McCoy Tyner, Jimmy Garrison et Elvin Jones, le quartet a acquis la réputation d’être l’un des ensembles les plus innovants du jazz. Chaque concert s’apparente à une incursion dans l’inconnu, dans l’inouï, les thèmes n’occupant qu’une place accessoire : l’essentiel étant de voir ce qui peut en sortir en improvisation. Néanmoins, pour la session d’enregistrement d’ A Love Supreme, John Coltrane a tout défini au préalable : une suite structurée de bout en bout, commençant par une invocation forte et s’achevant sur une lente prière.

Installé dans son appartement de New York à l’été 1964, John Coltrane s’enferme cinq jours durant dans la chambre du haut, celle où personne ne va jamais. Il prend avec lui du papier, un crayon et son saxophone. Lorsqu’il réapparaît, sa femme Alice est stupéfaite :

On aurait dit Moïse revenant de la montagne ; c’était si beau. Il est descendu et il y avait cette joie, cette paix sur son visage, cette tranquillité. Je lui dis : Dis-moi tout… On ne ta pas vu depuis cinq jours. Il répondit : C’est la première fois que j’ai tout reçu de la musique que je veux enregistrer, sous la forme d’une suite. C’est la première fois que j’ai tout ; tout est prêt.

Alice Coltrane

A Love Supreme – John Coltrane

Le mercredi 9 décembre 1964, John Coltrane et son quartet enregistrent de 20 heures à minuit dans les studios Rudy Van Gelder, New Jersey. L’incantation de l’introduction s’élève, accompagnée d’un gong.

Durant les quatre heures qui suivent est couché sur bande un des disques régulièrement cité comme l’un des vingt plus beaux de l’histoire du jazz, entièrement improvisé à partir des indications notées par John Coltrane durant l’été. Le lendemain, Coltrane procède à l’overdub de sa propre voix scandant / A Love Supreme.

A Love Supreme
A Love Supreme – John Coltrane

Une seconde chance sera prise le lendemain, longtemps inédite, avec Archie Shepp en deuxième saxophoniste et Art Davis comme second contrebassiste (Coltrane renonçant finalement à son idée initiale de rajouter des percussions latines).

Lorsque Coltrane enregistre A Love Supreme, il n’y a pas d’artefacts, pas même de cabines : John Coltrane, McCoy Tyner, Elvin Jones et Jimmy Garrison sont dans la même pièce. Ils vont marquer l’histoire de la musique, et leur contribution ne pouvait pas supposer d’ajout ni retouches.

Rudy Van Gelder

Quatre musiciens unis par un sentiment d’urgence, comme si c’était la dernière fois, comme si c’était la première fois, qu’ils jouaient ensemble. C’est cela A Love Supreme : un son qui fonctionne d’un bloc (même si quelques overdubs dont la voix seront ajoutés le lendemain) dans ce studio qui ressemble à une cathédrale, quatre mouvements pour une unité spirituelle qui rappelle l’importance des spirituals chez John Coltrane.

A Love Supreme – John Coltrane

Dans le court texte qui accompagne le disque, le saxophoniste remercie le Tout Puissant de lui avoir montrer la voie à partir de 1957, ce chemin qui va de la connaissance (« Acknowledgement ») à la transcendance. « All praise be to God to whom all praise is due », (Que toutes les louanges soient adressées à Dieu, à qui doivent revenir toutes les louanges). Cet album était pour lui une tentative de remercier Dieu. Il y a beaucoup de façons de sortir d’une crise de personnalité, et la religiosité en est une largement répandue parmi les musiciens.

Dans A Love Supreme, la musique devient une offrande d’une grande sagesse. Ou mieux, une prière dans laquelle Coltrane tente de nous conduire à la révélation selon laquelle Dieu serait partout – et entre autres dans chacune de ses notes – en suivant un chemin menant à la découverte de la foi, articulé en quatre parties, sous forme d’un long crescendo/decrescendo où le calme succède à la tempête.

Aknowledgement (Reconnaissance), Resolution (Résolution), Persuance (Accomplissement) et Psalm (Psaume) marquent autant d’étapes dans un pèlerinage en quête du Divin réalisé comme une longue suite aux colorations modales, dont la dernière partie peut être envisagée comme la « récitation sans paroles » d’un poème que, deux ans et demi plus tard, Cal Massey lira aux obsèques de Coltrane.

A Love Supreme – John Coltrane

En matière d’aspirations musicales et spirituelles, A Love Supreme est probablement le seul enregistrement dont Coltrane aura été entièrement satisfait, tant son quartet frôlait alors la quintessence d’un art « parfait » où l’inspiration n’avait d’égale que la pertinence de la construction formelle.

D’ailleurs, cette suite ne sera jouée dans son intégralité qu’une seule fois, au Festival de Jazz d’Antibes en 1965, et des extraits n’en seront interprétés que très occasionnellement.

Pourtant, à force de vouloir reculer les limites de son univers, la formation régulière de A Love Supreme devra être abandonnée au profit de groupes à géométrie variable, favorables à des résonances encore moins prévisibles comme aux entrelacs d’improvisations de plus en plus débridées.

A Love Supreme – John Coltrane

À partir de Crescent, puis de A Love Supreme, le rêve d’une musique cosmique, littéralement inouïe, et qui ne serait qu’émotion pure, ne tardera pas à devenir une stupéfiante réalité. Depuis, une église de San Francisco a construit ses services autour de cet album dont elle considère l’auteur comme un saint qu’elle vénère à ce titre.

Pour sa remasterisation, c’est Rudy Van Gelder lui même qui l’a réalise, toutes les éditions précédentes étant désormais obsolètes. Jamais cette œuvre mythique n’a été entendue avec une telle clarté, une telle vertigineuse présence.

Au-delà des fabuleuses inventions rythmiques d’Elvin Jones, de l’incroyable liberté harmonique et de la transe créatrice dont fait preuve Coltrane, il s’agit de l’une des très grandes réussites esthétiques de l’histoire du jazz. Comme Crescent qui le précède – et Transition qui lui fait suite – A Love Supreme est un disque en paix avec lui-même, un album dont émane une certaine forme de quiétude au diapason de ce qu’il faut comprendre comme un véritable hymne de louanges au Créateur.

Sources : www.discogs.com – www.lemonde.fr – https://pan-african-music.com – https://philharmoniedeparis.fr – www.qobuz.com – www.renaissens.com – https://toutelaculture.com

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CRÉDITS :

Enregistré le 9 décembre 1964 au studio Van Gelder Studio, Englewood Cliffs, USA – Impulse Records

John Coltrane – bandleader, liner notes, vocals, tenor saxophone, soprano saxophone[38]
Jimmy Garrison – double bass
Elvin Jones – drums, gong, timpani
McCoy Tyner – piano

Archie Shepp – tenor saxophone on alternate takes of « Acknowledgement »
Art Davis – double bass on alternate takes of « Acknowledgement »
Rudy Van Gelder – engineering and mastering
Bob Thiele – production and cover photo[39]

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