La trajectoire de Malcolm Mac Rebennack, dit Dr John, est sans pareille. Apparaissant dès 1968, en pleine vague psychédélique, il offre un fameux big band et une musique admirable, car enracinée dans une culture séculaire. Junkie invétéré dans les seventies, il mène une carrière en dents de scie, jouant avec les plus grands, Stones and co, publiant des hits (« Right Place, Wrong Time”) et réussissant au final à triompher de toutes ses addictions. Et depuis, justice, il est devenu quelque chose comme le maire officieux de la Nouvelle-Orléans, ville dont il connaît toutes les arcanes musicales.
Mac Rebennack alias Dr John est né en 1940, dans le quartier du Third Ward. Son père réparait des radios, des amplis. Et vendait des 45 tours un peu spéciaux :
« il avait une boite de disques sous le comptoir… race singles. Pleins de salaces double-entendre, avec des chanteurs parlant d’actions top secrètes avec des filles. L’équivalent du porno, version rhythm’n’blues… »
Son père répare également les sonos de clubs. En Raccompagnant, le jeune Mac fait la connaissance de Professor Longhair, Roy Brown et Dave Bartholomew.
« Ces gens étaient des héros pour moi. On voyait leurs posters dans la ville, on écoutait leurs disques. Professor Longhair surtout… «
Il partage vite son temps entre l’école buissonnière et les clubs où il pénètre clandestinement, fasciné entre autres par les légendaires Huey « Piano » Smith et Professor Longhair (« l’ange gardien des racines de la musique de New Orleans », dixit Mac Rebennack) qui deviendront ses influences principales.
Le milieu musical adopte le gamin passionné, et, à douze ans, il est déjà confronté à la drogue et les musiciens accros (les « junko partners »), dépendance dont il ne se débarrassera qu’en 1989.
Mac Rebennack devient pote avec le guitariste de Fats Domino, Papoose Nelson qui lui donne quelques leçons. Le gros de l’apprentissage de la guitare se passe la nuit, dans les cimetières maçonniques. Là, confortablement installé sur les tombes de marbre, le futur Dr John écoute l’écho de ses accords sonner entre les tombes.
Dès 1955, il monte un combo avec le guitariste Earl King. il y a beaucoup de travail. Les gars de New Orleans enregistrent des hits, « Sea Cruise », « Things I Used To Do », « Good Rocking Tonight », « The Monkey », etc. En ces heures pré-télévision, personne ne connaît les visages des performers et c’est ainsi que, certains week-ends, le combo de Mac Rebennack se fait passer pour un groupe célèbre : Mac Rebennack And The Skyliners, Frankie Ford & The Thunderbirds, Leonard James And The night Train, Jerry Byrne & The Loafers…
« Il fallait qu’on joue des trucs pour le public local. Ça pouvait être new-orleans, blues ou rock, mais valait mieux que ce soit dansable… »
Le jour de Noël 1961, Mac est surpris au lit dans un motel avec la femme d’un musicien. charivari, grabuge, un coup de feu part : Mac Rebennack perd son annulaire (il en retrouvera l’usage plus tard après une opération chirurgicale, son doigt ayant été récupéré).
Dès lors il ne pourra plus jouer de guitare professionnellement et va embrasser le piano après s’être essayé à la basse électrique (l’une des premières Fender modèle Précision) puis le piano comme instrument de prédilection. Mac Rebennack se tourne également vers la croyance vaudous très implantée dans la communauté.
Installé à Los Angeles dès 1965, il forme et déforme plusieurs groupes, et s’intègre dans le milieu des studios également comme producteur et arrangeur (notamment pour Phil Spector), puis sous l’influence de sa sœur aînée Bobbie, il crée un personnage pittoresque et mystique : Dr John Creaux The Night Tripper, inspiré de l’imagerie vaudou de la Louisiane et son surnom d’un sorcier du 19ème siècle de La Nouvelle Orléans.
Signé sur le sous-label d’Atlantic Records, Atco, il propose en 1968 avec Gris-gris une mixture psychédélique et syncopée de funk vaudou, de rhythm ‘n’ blues de New Orleans et de soul créole. « Je ne me suis pas beaucoup inspiré en fait de la véritable musique d’église vaudou. Ce que j’ai essayé d’obtenir, c’est l’esprit qui s’en dégage » (Dr John). Il se produit alors sous le titre Dr John’s New Rizzum & Blues Revue.
Ses albums suivants, dans la même veine, ne possèdent pas la même ferveur que son premier essai magistral, jusqu’en 1972 où l’épatant Dr. John Presents Gumbo produit par Jerry Wexler d’Atlantic nous emmène dans un voyage initiatique délirant au cœur de la fête du Mardi Gras à New Orleans, des bayous de la Louisiane, son décor, sa nourriture et ses mystères, somme du riche héritage musical de la région (« Junko Partner », « Iko Iko »).
A l’invitation de Keith Richards, Dr John participe à l’enregistrement de l’album Exile on Main St. de The Rolling Stones (« Let It Loose ») ; à cette occasion il fait écouter au groupe des chansons paillardes qu’il a écrites avec le bluesman de New Orleans, Earl King, souvenirs de soirées tardives dans les clubs et les bordels de la ville, en vue d’un album qui aurait été intitulé Pornographic Blues. Le projet n’aboutit pas, mais donne aux Stones l’idée de leur fameux « Cocksucker Blues ».
La rencontre du bon docteur et du génial producteur arrangeur et musicien Allen Toussaint donne le funky In The Right Place l’année suivante, dominé par l’ironique « Right Place Wrong Time ». La formule/concept vaudou et son attirail ayant vécu et lui n’ayant plus rien à y prouver, Dr John abandonne son pseudonyme The Night Tripper au milieu des années 1970 et se dirige vers le rock contemporain avec le sous-estimé Hollywood Be Thy Name en 1975, et change aussi souvent de label que de costume.
Il participe en 1976 aux « adieux » de The Band (The Last Waltz). En 1981 il revient heureusement à ses racines avec le bien nommé et excellent Dr John Plays Mac Rebennack qui connaîtra deux belles suites en 2002 et 2006. Les années 1980 le placent enfin parmi les meilleurs pourvoyeurs de rock/rhythm ‘n’ blues avec de vraies réussites comme The Brightest Smile In Town en 1983 et surtout In A Sentimental Mood en 1989 où son interprétation réjouissante du standard « Makin’ Whoopee » en duo avec Rickie Jones cause une sensation.
Sa carrière parallèle et beaucoup plus lucrative de musicien de séance ou même de producteur bat alors son plein, et son jeu de piano aisément reconnaissable devient incontournable de ce personnage unique, truculent, éternel débonnaire avec canne et chapeaux.
Il s’essaie aussi brièvement au cinéma sans suite, pour le rôle de l’infirme tyrannique dans Candy Mountain en 1987 aux côtés de Bulle Ogier, Tom Waits, Leon Redbone, David Johansen et Joe Strummer.
On l’avait déjà aperçu en 1978 dans le film Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band et on le reverra dans Blues Brothers 2000. Malgré sa répugnance à quitter sa Louisiane chérie, Dr John visite parfois l’Europe et ses festivals, apparaissant en première partie de Johnny Winter à l’Olympia à Paris pour une prestation haute en couleur le 9 février 1987.
Dans « Doctor Blooze » en 1991 il avoue avec humour : « les femmes m’appellent « Docteur », certaines m’appellent le bourreau des cœurs… vous savez, je ne suis pas docteur. Mais je veux bien qu’elles m’appellent docteur jusqu’à l’arrivée du docteur ! ».
Il amorce un virage plus funky dans les années 1990 avec Goin’ Back To New Orleans et son splendide « Litanie des Saints » en ouverture, album qui lui vaut son deuxième Grammy Award, pour le « meilleur album de blues traditionnel » lors de la cérémonie du Shrine Auditorium à Los Angeles en 1993. Puis une orientation jazzy (moins heureuse que ses premiers essais Bluesiana Triangle – avec Art Blakey – en 1990 et Bluesiana II en 1991), sur le label spécialisé GRP/MCA.
Le 5 mai 1996 il illumine un concert de son ami Eric Clapton au Roseland Ballroom à New York.
En 1998 il surprend avec Anutha Zone enregistré avec une nouvelle génération de musiciens britanniques comme Jason Pierce de Spritualized (qui l’avait employé l’année précédente), Paul Weller, Supergrass, ou Primal Scream. Son style de piano fin et délicat, capable d’envolées dans la grande tradition du boogie woogie, est devenu immédiatement reconnaissable dans un disque, à l’instar de l’harmonica d’un Stevie Wonder ou de la Stratocaster d’un Eric Clapton.
En 2000 il rend le meilleur hommage possible à son maître Duke Ellington dont on commémore le centième anniversaire de la naissance avec le superbe Duke Elegant (The Doc Meets The Duke), pour nous réjouir l’année suivante avec un retour savoureux à New Orleans pour Creole Moon où s’illustre le guitariste Sonny Landreth.
Il apparaît en 2004 dans le documentaire de Charles Burnett Devil’s Fire (dans la série Martin Scorsese Presents The Blues), puis participe évidemment à plusieurs manifestations pour aider les victimes de l’ouragan Katrina qui a dévasté sa ville le 29 août 2005, l’affectant profondément.
Un premier témoignage discographique sort en novembre (le EP Sippiana Hericane au profit des victimes), mais c’est en 2008 qu’il s’insurge contre le manque d’aide apporté aux malheureux et l’incurie de l’administration Bush : City That Care Forgot avec ses brûlots « Promises, Promises » et « City That Care Forgot » : « This is not the land of milk and honey / This is a place where people sell their souls out for money / The sign of the times / This is the time of the signs » (« Glowing »).
© Jean-Noël Ogouz