A la frontière entre un folk urbain made in Bob Dylan, le jazz et la soul, Laura Nyro représentait l’archétype d’une certaine sensibilité féminine moderne. Dès ses premiers opus, elle sonde son passé, évacuant ses frustrations et s’exposant sans retenue sur des mélodies singulières. Huée au festival de Monterey en 1967 tant son univers n’avait rien de synchrone avec les idéaux hippies. Ses bouleversantes chansons en forme de confessions ne touchait alors qu’assez peu. Sa carrière restera discrète et ne reflète pas l’ampleur de son talent.
Laura Nyro (née Laura Nigro) grandit dans une famille italo-juive installée dans le quartier du Bronx à New York. Elle rencontre la musique dès son plus jeune âge, par le truchement d’un père trompettiste de jazz, auquel elle doit peut-être son admiration pour le saxophoniste John Coltrane.
Bien que fascinée par la virtuosité lyrique et l’âpreté de Bob Dylan, ses vraies racines ne sont pas dans le folk, mais dans le rhythm’n’ blues et la soul, qu’elle ira servir avec tant d’élégance dans ses compositions pour The Fifth Dimension. A neuf ans, elle a composé sa première chanson ; le soir, elle sort parfois chanter au coin des rues avec un chœur de doo-wop portoricain.
A 19 ans, après avoir étudié à la High School of Music and Art de Manhattan, elle est découverte par l’éditeur musical de Bob Dylan Artie Mogull (qui a fait venir son père pour faire accorder un piano). Elle sort un premier album « More Than A New Discovery » en 1966 chez Verve-Folkways, qu’elle reniera plus tard, mais qui contient certaines de ses compositions les plus mémorables, « And When I Die » et « Wedding Bell Blues », par exemple.
En dépit d’une prestation catastrophique au festival de Monterey en 1967, où elle est chassée de la scène, Eli And The Thirteenth Confession (1968) confirme qu’un talent d’une rare originalité est apparu : Laura Nyro (son nom d’artiste) refuse la facilité, n’hésitant pas à traduire son introspection par des paroles à la limite de l’obscurité et des changements de clé et de tempo qui décontenancent plus d’un critique.
Ainsi la chanson « Farmer Joe » dont la pulsation rythmique ne cesse d’exploser, et dont la mélodie se refuse obstinément à revenir à son point de départ. Chez d’autres interprètes, ces chansons confessions auraient pu être la plus embarrassante des mises à nu. Mais Laura Nyro était d’une autre trempe. Son habileté (son intuition ?) lui faisait adopter des formats suffisamment proches de la soul-pop de son époque pour que son honnêteté foncière, sans en être affectée, fût immédiatement accessible aux oreilles les moins sophistiquées, comme le merveilleusement accrocheur « Stoned Soul Picnic » en particulier en l’est exemple.
Tous les albums de Laura Nyro sont des pèlerinages émotionnels (il est difficile aujourd’hui de ne pas la rapprocher d’une P.J. Harvey) dont il est malaisé de sortir intact. Tout comme Joni Mitchell, elle parvient à écrire une « musique de femmes » à la bouleversante véracité.
Pour un auditeur masculin, les chansons de Nyro ont pu servir de passeport, et balayer bine des brouillards adolescents ; montrer aussi comment les mystères de l’autre participaient à une universalité sentimentale (au sens propre) que le rock s’est fait un devoir d’ignorer tout au long de son histoire. Premier d’un contrat avec Columbia, chez qui l’a amenée David Geffen, New York Tendaberry (1969) est, de l’avis de beaucoup, son sommet le plus achevé ; certainement le disque, en tout cas, où Laura Nyro tira le plus grand parti de sa voix.
Celle-ci n’a pas l’angélisme déchirant d’un Tim Buckley, ni l’étrange sensualité de Joni Mitchell, dont la prosodie miraculeuse sent parfois le calcul. En l’espace de quelques mesures, elle peut aller du murmure au cri, par nécessité intérieure, comme les plus grands chanteurs de blues.
Christmas And The Beals Of Sweat (1970) enregistré avec des musiciens du Muscle Shoals et des membres des Rascals, dont l’intensité rivalise avec celle de Tendaberry, en est une nouvelle illustration. Pour certains, cet album est inaudible : les démons avec lesquels Nyro semble lutter en permanence sont bien trop réel, démons de chair qu’elle ne refusera d’affronter qu’une seule fois, lorsqu’elle enregistrera Gonna Take A Miracle (1971) associée au trio de choristes LaBelle et aux producteurs de Philadelphie Kenny Gamble et Leon Huff.
Cette excellent collection de reprises de classiques soul sera suivie d’un silence de quatre ans, dû à la fin douloureuse de son mariage (avec un menuisier) et à sa désillusion grandissante vis-à-vis de l’industrie du disque. Laura Nyro, riche du succès des reprises de ses chansons par The Fifth Dimension, Blood Sweat & Tears et Three Dog Night a, semble-t-il, pris une retraite définitive, refusant de répondre au téléphone.
Elle interrompt ce silence en 1975 pour publier trois albums (Smile, 1975, le live Season Of Lights, 1977 et Nested, 1978) de qualité inégale, dont le premier, Smile, contient « Midnight Blue » un tube pour Melissa Manchester la même année. Une nouvelle absence s’ensuit, rompue par Mother’s Spiritual (1985), après quoi elle délaisse complètement le studio pour présenter ses chansons sur scène. Il sera suivi en 1993 de Walk The Dog And Lite The Lite. Atteinte d’un cancer, elle préparait, au moment de sa mort, un nouveau disque avec un chœur féminin.
L’influence de Laura Nyro fut et demeure immense, comme en témoigne l’album-hommage (Time And Love, 1998) dans lequel on retrouve des noms comme Suzanne Vega, Rosanne Cash et Phoebe Snow, mais aussi les plus jeunes Lisa Germano et Jane Siberry. D’innombrables artistes (Rickie Lee Jones en tête) lui doivent d’avoir trouvé la clé de leur inspiration. Elle était de la race des Carole King et des Jackie DeShannon, un Jimmy Webb féminin, serait-on tenté de dire. Née cinq ans plus tôt, elle aurait rejoint King, Greenfield, Goffin, Mann et Weil dans leurs bureaux du Brill Building. Apparue un souffle plus tard, on l’eût comparée à Joni Mitchell, qui l’admirait infiniment.