Artisan discret d’une soul honnête et sincère, Bill Withers est l’une des grandes voix noires américaines des années 1970. La nostalgie est une bénédiction pour le troubadour Bill Withers qui puise son répertoire dans la mémoire du vécu. et si le créateur de « lean on me » nous montre que le succès s’est inscrit tardivement dans son parcours, c’est parce que la maturité, par définition, est affaire de temps.
C’est une chose de chanter l’amour à vingt ans, c’en est une autre d’en décrire les méandres; encore faut-il posséder l’expérience pour en décortiquer les mécanismes. Une analyse cursive des best-sellers de Bill Withers illustre ses dons en la matière, qu’il s’agisse de traduire en couplets la béatitude (« Ain’t No Sunshine »), l’usure (« The Same Love That Made Me Laugh »), la jalousie (« Who Is He And What Is He To You »), la complicité (« Make Love To Your Mind »), la tendresse (« Dedicated To You My Love »), ou bien encore la sublimation de l’instant présent (« Just The Two of Us »).
À ceux qui dénonceraient la banalité d’une telle palette, on rétorquera que Bill Withers a également exploré des sentiments plus ambigus et complexes, qu’il s’agisse du masochisme (« Use Me ») ou de la longanimité, dont on découvrira un exemple rare dans la genèse de « The Gift Of Giving ».
« À l’époque où je travaillais à l’usine, les copains ont fait une collecte au moment de Noël pour un contremaître que je n’aimais pas. J’ai commencé par refuser, et puis je me suis senti mal, alors j’ai profité de ma pause déjeuner pour aller lui acheter un petit cadeau. La générosité n’a pas de prix. »
L’histoire ne dit pas comment a réagi le contremaître en apprenant que cet ouvrier qui installait des toilettes à la chaîne dans les ateliers d’aviation Mc Donnell-Douglas s’était transformé en vedette du jour au lendemain. Mais la métamorphose de la chenille en papillon est un épisode relativement tardif dans la vie d’un artiste dont la carrière reste concentrée sur les années soixante-dix et la première moitié de la décennie suivante.
Le cadre initial – un hameau de Virginie occidentale – tout comme l’époque – 1938 – ont leur importance. En pleine Dépression, cette province minière des Appalaches est marquée par la misère qu’alimente la ségrégation dont les codes ineptes empêchent Blancs et Noirs de fréquenter les mêmes écoles. Cela n’empêche pas Bill Withers de se découvrir une affinité profonde avec les mots.
« J’ai compris très jeune que j’avais une facilité pour modeler la langue anglaise. Cette découverte de l’écriture m’a conduit à la chanson, un art difficile puisqu’on dispose de quatre minutes à peine pour exprimer des choses profondes, drôles, ou intéressantes. »
À la plume s’ajoute un don d’observation, un sens du détail capable de traduire la simplicité du quotidien avec une fausse naïveté lumineuse. L’un des premiers succès de Bill Withers, « Grandma’s Hands », photographie ainsi en gros plan les mains de sa grand-mère pour donner la mesure de la spiritualité de cette femme qui l’a élevé en lui inculquant la générosité, le respect et la tolérance.
Le monde de ce benjamin d’une famille de six enfants, longtemps limité à la ruralité du Vieux Sud, s’ouvre brusquement lorsque la mort de son père le contraint à s’émanciper. L’armée constitue un recours facile pour les oubliés du rêve américain et Bill Withers passe neuf ans de sa vie dans l’US Navy.
« Après l’innocence de mon enfance en Virginie occidentale, j’ai découvert une autre facette de l’humanité en participant à des virées de marins souls sur toutes les bases du Pacifique. »
L’alcool et les amours éphémères ne sont pas les seuls acquis de ce passé militaire, Bill Withers profitant de l’assistance d’un orthophoniste pour se débarrasser d’un bégaiement chronique qui aurait handicapé sa carrière future.
De retour à la vie civile, il multiplie les petits boulots – livreur de lait, ouvrier à la chaîne dans l’aviation – tout en écrivant des chansons pour son plaisir, allant jusqu’à s’installer à Los Angeles en 1967 pour tenter de percer. Pendant trois ans, ses tentatives échouent ; éconduit par les professionnels du disque qui jugent sa musique trop noire pour réussir dans la Pop et pas assez blanche pour séduire le public de la soul, Bill Withers ne persiste que sur les instances d’une poignée de fidèles qui croient en ses capacités, à commencer par Joe Sample des (Jazz) Crusaders.
Pop, folk, soul, funk ? Bill Withers a sans doute le tort de ne pas s’interroger sur la couleur qu’il devrait donner aux chansons composées sur sa vieille guitare achetée au clou ; à terme, c’est pourtant ce refus de toute catégorisation qui va garantir sa différence.
« J’avais surtout le blues, racontait-il avec humour en 2005 dans les notes accompagnant la réédition de son tout premier album. J’avais réussi à rencontrer les directeurs artistiques de plusieurs grandes maisons de disques : on me répondait que j’étais trop vieux, pas assez original, trop lisse. Ma petite amie m’avait plaqué, on avait cambriolé mon appartement, on parlait de dégraisser les effectifs à l’usine où je travaillais et j’en arrivais à regretter d’avoir quitté la Navy. »
L’étincelle jaillit lorsque Forrest Hamilton (le fils de Chico) lui obtient un rendez-vous avec Clarence Avant, l’un des pionniers afro-américains de l’industrie du disque, qui vient de lancer Sussex Records après avoir dirigé le catalogue soul des disques MGM.
« Je m’attendais à ce qu’il me fasse les critiques habituelles, au lieu de quoi il m’a posé une seule question : “Est-ce que tu as assez de chansons pour un album ?”. »
La réussite est immédiate, tant pour le 33-tours, intitulé Just As I Am, que pour le premier single, « Ain’t No Sunshine », qui s’impose simultanément dans les Top 10 Soul et Pop à l’automne 1971 et offre un premier Grammy à Bill Withers.
La saison suivante est plus fertile encore avec Still Bill, en tête des meilleures ventes d’album grâce à « Lean On Me ». Cette ode gospel-folk à la solidarité porte le nom de Bill Withers tout en haut des charts Pop pendant trois semaines au mois de juillet. « Use Me » et « Kissing My Love » prennent plus modestement le relais avant la sortie de Live At Carnegie Hall en 1973, suivi d’un dernier album Sussex (+’Justments en 1974), boudé par la critique. Certains parlent de routine, mais le problème se situe ailleurs, alors que Clarence Avant connaît des difficultés financières liées à son « oubli » de payer ses impôts à l’Oncle Sam. Malgré la sortie d’un Best Of Bill Withers, Sussex ferme ses portes une fois vendus à l’encan le mobilier du label, ainsi que son catalogue.
C’est Columbia qui rachète les bandes de Bill Withers dont on retrouve le nom dans les hit-parades ce même été 1975 en tandem avec celui de Bobby Womack. Le temps d’épouser l’actrice de cinéma blaxploitation Denise Nicholas, le chanteur reprend le chemin des studios pour le compte de sa nouvelle patrie discographique. En l’espace de dix ans, cinq albums au palmarès en demi-teinte marquent cette seconde partie de carrière.
Paradoxalement, ce n’est pas avec Columbia que Bill Withers apprivoise à nouveau la gloire, mais grâce à Elektra qui l’a invité à interpréter une ballade coécrite avec le percussionniste Ralph MacDonald sur un recueil du saxophoniste Grover Washington Jr. En faisant le tour du monde, « Just The Two Of Us » vaut à son interprète un nouveau Grammy. Jamais deux sans trois, le suivant lui est décerné au terme de la saison 1987 qui a vu le groupe Club Nouveau ressusciter « Lean On Me » ; c’est une chance inespéré pour Bill Withers dont le palmarès ne s’était enrichi que de hits mineurs les années précédentes et qui avait pris sa retraite des studios depuis 1985 et la sortie de Watching You Watching Me.
Même s’il lui arrive de donner de rares concerts depuis le tournant du millénaire, Bill Withers a choisi de se retirer de la vie publique et vit confortablement de ses droits d’auteur qu’il gère avec sa seconde femme et ses deux enfants.
De ce côté, les revenus ne manquent pas, les plus grands ayant utilisé son répertoire, depuis les Staple Singers qui s’emparaient de « Grandma’s Hands » en 1971 jusqu’Aaron Neville avec « Use Me » en 1995, en passant par Tribute To Bill Withers d’Al Jarreau enregistré en 1973, Creative Source avec « Who Is He And What Is He To You » et Aretha Franklin avec « Let Me In Your Life » en 1974, ou encore Diana Ross avec « The Same Love That Made Me Laugh » en 1977, sans parler des artistes de rap qui ont abondamment puisé dans sa musique pour l’échantillonner.
Cette notoriété n’a jamais empêché Bill Withers de conserver une simplicité qu’il dévoile avec le sens de la dérision qui le caractérise.
« Quand on me dit qu’un artiste est plus important qu’un ouvrier, je réponds que tout est relatif. Avant d’être chanteur, j’installais des toilettes dans les avions ; croyez-moi, on se passe plus facilement de chansons que de toilettes. »