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Passionné par le son, David Lynch a porté un soin tout particulier aux B.O. de ses films depuis ses débuts. C’est en rencontrant Angelo Badalamenti qu’il trouve la bande-son de ses rêves.

Badalamenti n’est pas encore là quand Lynch signe son premier long métrage, Eraserhead. C’est le cinéaste lui-même qui se charge de la B.O., en association avec John Neff, un autre de ses vieux complices. Cette B.O. est à l’aune du film, longue pièce étrange et lugubre pour bruits, sons et nappes industrielles diverses.

Refusant toute mélodie ou harmonie, Neff et Lynch composent une sorte de symphonie de l’ère post-nucléaire tout en bruitages, stridences, acouphènes qui vous donne l’impression de vivre le film en immersion dans le cœur d’une usine ou dans une cave après bombardement. On n’est pas éloigné du Metal Machine Music de Lou Reed. Lynch et Neff remettront ça quand ils sortiront beaucoup plus tard leur premier album, autre artefact privilégiant les ambiances et textures sur les mélodies.

Angelo Badalamenti Blue Velvet

Changement complet et surprenant de registre avec Elephant Man. Certes, le personnage principal arbore une bizarrerie toute lynchienne, mais le film est un mélodrame social de facture presque classique dans son scénario et sa mise en images.

Partant, pas étonnant que la B.O. connaisse les mêmes métamorphoses : après le concerto pour souffleries et marteaux-piqueurs, place au classicisme de John Morris, qui compose un très beau soundtrack avec orchestre, nappes de violons, préciosités mélodiques et arrangements de berceuses avec ses parties de xylophone ou de boîte à musique.

Pour Dune, Lynch est associé à un attelage improbable constitué du supergroupe californien Toto et du sorcier conceptuel anglais Brian Eno. Vu que personne (ou presque) n’a vu le film, personne ne se souvient de sa musique, très classique avec ses nappes de synthé atmosphériques et ses passages plus percussifs pour les scènes d’action. Il n’empêche, on sent bien que Lynch se cherche, tant au niveau de ses B.O. que de son cinéma et de sa place exacte au sein de l’industrie hollywoodienne.

Angelo Badalamenti Blue Velvet
Angelo Badalamenti Blue Velvet

Ce qu’il cherche, il va le trouver avec Blue Velvet, le film qui pose majestueusement toutes les bases du Lynchland (même si les trois précédents ne manquaient ni de qualités ni de singularité). Pas un hasard si ce film noir sexuel bizarroïde marque la première étape de l’association de bienfaiteurs Lynch-Badalamenti.

Avant de faire appel à Badalamenti, Lynch a prévu d’utiliser un titre du groupe This Mortal Coil, une reprise de « Song to the Siren » de Tim Buckley et chanté par Elizabeth Fraser de Cocteau Twins. Signe du destin, le réalisateur n’obtiendra pas les droits. Difficile d’imaginer à quel point Blue Velvet aurait été différent – et comment les prochaines décennies des films de Lynch auraient sonné – si les droits de « Song to the Siren » avait été obtenu.

Pour le thème principal, Badalamenti n’a pour seule consigne du maitre l’expression « mystères d’amour » et « un chant qui flotte sur la mer du temps ». « Mysteries of love » sera décliné sous trois formes : deux variations instrumentales et une version finale chantée par Julee Cruise, que Badalamenti a présentée à Lynch.

Angelo Badalamenti Blue Velvet
Angelo Badalamenti Blue Velvet

La plupart des compositions de Badalamenti donnent un ton sombre et tendu, contrebalancé par le lounge jazz (« Akron Meets the Blues ») et le jukebox rock (Bill Doggett’s 1956 instrumental « Honky Tonk Part 1 »).

Les quelques indications que Lynch fournie font référence à la Symphonie n°15 de Chostakovitch, la dernière symphonie du compositeur russe – une œuvre obsédée par la mort façonnée par les mêmes tensions que celle de Lynch, s’ouvrant sur des arrangements ludiques et enfantins qui deviennent vite troublants et corrompus.

L’étrange « Main Title » de Badalamenti, qui marque le générique d’ouverture contre le bruissement des rideaux de velours bleu, cite directement le deuxième mouvement de la symphonie, de plus en plus angoissé. L’influence de Chostakovitch est également évidente sur « Night Streets/Sandy and Jeffrey », où les cordes nerveuses avertissent d’un danger imminent pour faire place à des arrangements plus espiègles.

Angelo Badalamenti Blue Velvet

Mais « Mystères d’Amour » est différent : radieux, presque religieux. La version vocale de Cruise, dernière chanson de la bande sonore, a la clarté mystique de la meilleure poésie haïku.

Dans la scène que Lynch lui-même appelle le moment charnière de Blue Velvet, l’un des copains de Booth interprète « In Dreams » de Roy Orbison si émue par la ballade de 1963 qu’elle semble le mettre en colère.

La chanson est animée par la même tension que dans « Blue Velvet » de Vinton, ce décalage entre l’instrumentation naïve et rêveuse et les paroles solitaires, parfois effrayantes, dont le potentiel de fuite en avant est parfaitement illustré par le bégaiement et la manie de Booth, qui rend des lignes apparemment innocentes comme « un clown couleur bonbon appelé le marchand de sable » cauchemar.

Angelo Badalamenti Blue Velvet

Le merveilleux In Dreams de Roy Orbison déboule pour une mémorable séquence en suspens entre poésie, terreur et folie, alors que le tout aussi merveilleux Blue Velvet de Bobby Vinton apporte son innocence, son romantisme et sa mélodie en tire-bouchon, comme un la piégé, un leurre nostalgique qui donne la note juste à la suburb lynchienne, faussement sucrée et vraiment tordue, pastel dehors et noirâtre dedans.

On ne sait trop si c’est Lynch qui retourne dans les fifties de son enfance ou s’il arrache des pépites vintage pour les plonger dans son bain corrosif contemporain, mais cette friction entre les époques et les univers contraires fait de splendides et terrifiantes étincelles, tant à l’image que dans la B.O. Le mix entre les créations de Badalamenti et quelques standards du rock et de la pop sera la recette poursuivie sur Sailor & Lula, Twin Peaks, Lost Highway et Mulholland Drive.

Parmi les guest stars de ces B.O., on retrouve pêle-mêle Gene Vincent, Chris Isaak, Koko Taylor, Them, Powermad, David Bowie, Nine Inch Nails, The Smashing Pumpkins, Antônio Carlos Jobim, Marilyn Manson, Rammstein, Sonny Boy Williamson, ou encore l’icône typiquement lynchienne Rebekah Del Rio (qui reprend Crying de Roy Orbison en espagnol).

Angelo Badalamenti Blue Velvet

Le compositeur parvient à créer une musique inoubliable de beauté vénéneuse, de sensualité trouble, de romantisme rongé d’angoisse, toutes choses concentrées dans le sublime thème, Mysteries of Love. La B.O. de Blue Velvet, c’est aussi l’art d’inclure des contributeurs exogènes (ici, exemplairement, la chanteuse Julee Cruise, qui en chantant Mysteries of Love devient illico un marqueur du Lynchland), ou encore le génie des oldies but goldies qui s’insèrent à la perfection dans l’univers de Lynch, comme s’ils avaient été composés pour.

Dans ce juke-box assez varié, on repère les grosses tendances du goût lynchien : les standards chromés des années 1950 et le rock qui fait du boucan flippant, entre bruitisme et heavy metal.

La bande-son de Blue Velvet marque le début de la collaboration d’Angelo Badalamenti avec David Lynch ; entre terreur et extase, elle est aussi mystérieuse que ses films.

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CREDITS :

Enregistré en 1986 – Varèse Sarabande Records

  • Angelo Badalamenti – Composer, Conductor, Contractor
  • Julee Cruise – Performer
  • Carmine d’Amico – Guitar, Guitar (Electric), Contractor
  • Chris d’Amico – Bass (Electric)
  • Bill Doggett – Organ, Performer
  • Dan Hersch – Digital Editing, Digital Transfers
  • Richard Kraft – Executive Producer
  • Ketty Lester – Performer
  • David Lynch – Conductor
  • Roy Markowitz – Drums
  • Tom Null – Executive Producer
  • Roy Orbison – Performer
  • Wayne Sabella – Piano
  • Jiri Sobac – Engineer

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