A l’automne 1965, Dylan, dont les disques se vendent alors comme des petits pains (au mois de mai, il a classé pas moins de trois albums – Bringing It all Back Home, The Freewheelin’ et The Times They Are A-Changin’ – dans le Top 10), se met à composer les premiers morceaux de ce qui plus tard constituera Blonde on Blonde.
Depuis quelques mois, c’est avec des musiciens résolument électriques (les membres du groupe The Hawks qui deviendra plus tard The Band) qu’il se produit sur scène, et c’est avec eux qu’il va rapidement s’atteler à l’écriture de Blonde on Blonde.
Comme pour le formidable “Highway 61 Revisited”, Dylan voulait retrouver ce qu’il appelait “le son sauvage du mercure”, en fait un dialogue ininterrompu entre orgue et guitare électrique. L’organiste de prédilection est comme la fois précédente Al Kooper, au sommet de sa créativité, mais le guitariste change. Dylan décide de remplacer Michael Bloomfield par le Canadien Jaime Robbie Robertson qui le seconde sur scène dans le groupe The Band. Le choix n’a rien d’anodin. Bloomfield était un guitariste flash et bravache, le Clapton américain. Robertson est un rocker d’attaque, un économe scieur de mélodies. Il apporte une féroce acidité au projet.
Blonde on Blonde
Les choses ayant du mal à avancer, le producteur Bob Johnston propose à Dylan de poursuivre l’enregistrement à Nashville, capitale de la country perdue au fin fond du Tennessee – un choix d’autant plus improbable que Dylan représente alors la crème de l’underground new-yorkais.
Pourtant, c’est bel et bien la porte du studio Columbia à Nashville que Dylan pousse au mois de février 1966, en compagnie d’une demi-douzaine de musiciens virtuoses, cow-boys taciturnes guère impressionnés par Dylan et son entourage : Robbie Robertson (futur guitariste de The Band), Al Kooper (orgue), Charlie McCoy (guitare), Wayne Moss (guitare), Joe South (guitare basse), Hargus Robbins (piano) et Kenneth Buttrey [batterie].
Las du costume de chanteur contestataire que lui ont taillé les médias, Dylan, qui a déjà commencé à casser les codes quelques mois plus tôt en branchant une guitare électrique, va maintenir le cap et achever de briser son image d’ambassadeur folk.
Lui que l’on voyait comme le parfait porte-parole de sa génération opte pour une écriture très différente, préférant évoquer son vécu et ses histoires amoureuses, notamment celle qu’il vit avec sa femme Sara Lownds.
Il reconnaîtra dix ans plus tard avoir voulu lui rendre hommage avec l’ultime morceau de l’album, Sad-Eyed Lady of the Lowlands, long de plus de onze minutes (une folie pour l’époque) et dont le titre occupe à lui seul la dernière face du vinyle.
De I Want You, perle pop à la perfection absolue, à Just like a Woman (que beaucoup de féministes considéreront à tort comme un texte misogyne), ce sont quelques-unes des plus belles chansons d’amour de Dylan que Blonde on Blonde va réunir au final.
Pourtant, c’est une vilaine ambiance qui règne dans le studio de Nashville. Dylan, fréquemment ivre, drogué et irascible, ne cesse d’imposer des modifications de dernière minute aux musiciens, tant et si bien qu’Al Kooper, seul musicien parvenant à supporter son caractère, se voit rapidement confier le rôle d’intermédiaire.
De ce fait, un rythme de travail unique est mis au point : Dylan explique dans sa chambre d’hôtel ses idées à Al Kooper. Un piano a été installé, Al Kooper joue et rejoue dessus les mélodies “comme si j’avais été un magnétocassette humain”, écrit-il dans son livre de mémoires, “Backstage Passes”. Dylan peaufine ses textes. N’a-t-il pas décrété un jour : “Mes mots sont des images, le rock m’aidera à donner du corps à ces images.”
Puis Kooper fonce au studio, met l’orchestre en place et souvent Dylan débarque alors que sa nouvelle chanson tourne à plein régime.
Parmi ses nombreuses fantaisies, Dylan ira jusqu’à demander aux musiciens de jouer de manière totalement irréfléchie pour le morceau d’ouverture de l’album.
Résultat: dès les premières secondes, Rainy Day Women évoque un cirque déjanté, une fanfare sous amphétamines et Dylan, plus gouailleur que jamais, s’empresse de brailler « Everybody must get stoned » (« Tout le monde doit se défoncer »). Plus tard, il expliquera avoir souhaité un morceau qui rappellerait le « son de l’Armée du Salut ».
Dylan cherche l’accidentel. Il préfère toujours l’imperfection révélatrice, refuse de répéter trop, de crainte de perdre l’intensité première.
Suivent ensuite la plus classique Pledging My Time et la fameuse Visions of Johanna (initialement intitulée Seems like a Freeze- Out), considérée par beaucoup comme une des plus belles chansons de Dylan, mais aussi l’une des plus sibyllines.
Le mystère drapant naturellement les écrits du songwriter, nul ne pourra jamais savoir s’il y racontait son rapport compliqué aux drogues ou si, marié depuis novembre, il évoque simplement un amour enseveli et inavouable dont les visions ne cessent de le hanter, quand un rapprochement entre les prénoms Johanna et Joan (Baez) s’insinue en filigrane.
Dernier morceau de la première face du vinyle, le plus équivoque One of Us Must Know (Sooner or Later) résume parfaitement le Dylan de Blonde on Blonde : à ceux qui l’ont accusé de les avoir trahis en délaissant sa guitare folk, Dylan, comme précédemment dans Like a Rolling Stone, répond avec un impressionnant assemblage de guitares électriques, orgues, pianos et batteries empilés les uns sur les autres.
Résultat : un sensationnel morceau à étages et un refrain au son colossal, qu’on retrouvera chez bien d’autres artistes par la suite, et notamment six ans plus tard sur certains titres des Rolling Stones [Shine a Light, sur Beggars Banquet]. Côté Beatles, John Lennon ira quant à lui jusqu’à considérer 4th Time Around comme un simple plagiat de Norwegian Wood, ce que Dylan contestera en lui retournant l’accusation.
Beatles ou pas, les influences de Blonde on Blonde sont nombreuses : blues, folk, rock et pop pour la musique. Woody Guthrie et les poètes de la Beat Generation pour les textes, le New York drogué de l’époque pour les sources d’inspiration – le texte de Just like a Woman (« Tu fais l’amour comme une femme, puis tu souffres comme une femme, mais tu romps comme une petite fille ») s’adresserait à Edie Sedgwick de la Factory, dont Dylan fut proche et qui apparaissait dans le livret du vinyle (d’autres femmes seront citées, parmi lesquelles Nico. Sally Kirkland ou Françoise Hardy).
Au fin fond du Tennessee, Dylan crée ainsi un univers aux visages multiples, aux fantômes nombreux et aux histoires cachées, un an avant de pousser le concept à son paroxysme en allant se réfugier loin du monde dans une cave avec The Band pour l’enregistrement des clandestines Basement Tapes.
Le 7 avril 1966, Bob Dylan emballe quatre acétates dans sa valise et s’envole pour Hawaii où doit démarrer une tournée de deux mois qui l’emmènera en Australie, Suède, France, Grande-Bretagne. Jamais aucun album n’a été scruté et écouté dès sa sortie comme “Blonde Qn Blonde”.
Cette voix imparfaite et étrange, sertie dans un écrin sublime, soudain, devient l’expression d’une génération. C’est la voix d’un prophète, d’un barde. Position terrible, intenable pour le chanteur… “On écoutait les disques de Dylan comme s’ils annonçaient une apocalypse imminente”, écrira Lenny Kaye.
Moins de trois mois après la sortie du double, alors que la folie “Blonde On Blonde” devient mondiale, la nouvelle de l’accident de Triumph sur la route de Woodstock plonge les rockers dans la consternation. La moto de Dylan l’envoie valser, engendrant une longue période de convalescence et une grande remise en question puisque l’accident achève de tuer le peu qui restait alors du jeune Dylan.
Blonde on Blonde apparaît aujourd’hui à la fois comme le formidable testament anticipé et le prometteur acte de renaissance de l’artiste.
Sources : www.telerama.fr – https://albumism.com – https://pitchfork.com – https://ultimateclassicrock.com
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CREDITS :
Enregistré du 5 octobre 1965 au 10 mars 1966 aux Columbia Studios de New York et Nashville – Columbia Records
- Bob Dylan – Guitare, Harmonica, Piano, Clavier, Chant
- Al Kooper – Orgue, Clavier
- Robbie Robertson – Guitare, Chant
- Joe South – Guitare
- Rick Danko – Guitare basse, Violon, Chant
- Bill Atkins – Clavier
- Wayne Butler – Trombone
- Kenny Buttrey – Batterie
- Paul Griffin – Piano
- Garth Hudson – Clavier, Saxophone
- Jerry Kennedy – Guitare
- Sanford Konikoff – Batterie
- Richard Manuel – Batterie, Clavier, Chant
- Wayne Moss – Guitare, Chant
- Hargus « Pig » Robbins – Piano, Clavier
- Henry Strzelecki – Guitare basse
- Charlie McCoy – Guitare basse, Guitare, Harmonica, Trompette
Production
- Bob Johnston – Producteur
- Amy Herot – Producteur réédition
- Mark Wilder – Re-mixing, Re-mastering