Après les succès délirants de Sweet Sweetback et de Shaft, les majors s’emparent de la Blaxploitation. Les productions se systématisent, le rare contenu politique est évacué et les scénarios formatés. Pour la plupart, il s’agit de polars en milieu urbain, dont les héros sont des gangsters ou des dealers noirs. Superfly, réalisé par Gordon Parks Jr, ne fait pas exception à la règle. L’histoire d’un dealer qui tente un dernier coup avant de raccrocher. Curtis Mayfield signe la B.O. de ce film étalon de la Blaxploitation et livre une œuvre magistrale.
Drôle de héros. Il s’appelle Priest (le « prêtre »), il est noir, joueur et flambeur, se sape comme un mac, roule en Cadillac pour vendre sa coke dans les rues de New York. Son plan : vendre 30 kilos de cocaïne pure, encaisser 1 million de dollars et aller vivre au soleil. Malheureusement pour lui, ce plan censé être infaillible est remis en question par la défaillance d’un passeur.
Curtis Mayfield Superfly
Côté bande sonore, bien conscient de l’impact que la musique de Shaft a eu sur le public, les producteurs s’engouffrent également dans la brèche blaxploitation et décident de miser sur des pointures de soul, R’n’B, funk voire jazz.
On sollicite Curtis Mayfield. Face à la morale et au dénouement du film, I’enthousiasme n’y est pas. Ne pouvant se résoudre pour autant à laisser tomber le projet, il trouve son salut par la délivrance de messages plus constructifs et donc quelque peu en discordance avec l’esprit du film.
Le caractère majoritairement instrumental des bandes originales blaxploitation ne le séduit pas. Il épluche scrupuleusement le script dans le but de mettre à jour un album quasi-intégralement chanté.
Curtis était en transe, racontait son associé des disques Curtom. Il décortiquait les scènes, fouillait chaque personnage pour en trouver l’essence. Il voulait un son et une ambiance particulière pour chacun d’entre eux. Et comme il jouait de tous les instruments, il avait une vision panoramique de la musique qu’il voulait produire.
Curtis Mayfield n’a pas à chercher loin pour trouver l’inspiration de Superfly et des huit autres chansons (dont deux instrumentaux) qui composent la bande originale du film. Il a grandi dans les quartiers sud de Chicago, dans la cité de Cabrini Green. S’inspirant des petits gangsters de son quartier pour écrire ses chansons, son regard porte loin et sa musique s’écarte du film en même temps qu’elle l’accompagne.
Les compositions tournent largement autour de la drogue, de ses facilités et de ses dangers. Le titre même du film ne laisse planer aucun doute, le mot superfly (littéralement « super planant ») désignant la cocaïne en argot.
Sur « Pusherman », il décrit la personnalité du dealer, figure emblématique du ghetto.
Dès les premières mesures de « Freddie’s Dead », les riffs de guitare et les roulements de batterie évoquent le crépitement des flingues. Puis la voix aiguë de Curtis s’écrie « Lord Lord », sans que l’on puisse vraiment savoir s’il s’agit d’une exclamation d’horreur ou d’un appel à Dieu. Le réalisme de ce titre allait donner à Mayfield son plus gros succès – plus d’un million de 45 tours au cours de l’été 1972.
« Junkie Chase », une séquence instrumentale illustre une « chasse au drogué » alors que « Give me your love » vient ralentir le rythme effréné. Ce répit lui permet de rappeler qu’il est aussi un grand compositeur de ballades.
« Eddie You Should Know Better », représente bien la soft Soul chère à Mayfield. Sa construction musicale repose sur le soutien solide de la caisse claire et de la basse électrique ; la guitare wah-wah peut alors entamer un dialogue avec la voix du chanteur, tandis que les cordes et les cuivres tissent un décor harmonique chargé.
Sur « No Thing On Me (Cocaine On Me) », Curtis compose une ode moralisatrice vantant les mérites d’un drogué débarrassé de son addiction.
Comme Junkie Chase, l’intermède instrumental « Think » illustre une scène muette du film. C’est Curtis lui-même qui en interprète l’intro, dans ce style très mélodieux et particulier que lui jalousent la plupart de ses confrères à Chicago.
Superfly, la plage-titre, installe en tête des hit-parades un refrain sombre et lancinant, celui d’une Amérique noire qui bascule dans le désespoir et les tactiques de survie meurtrières. « Difficile de comprendre ce diable d’homme », chante Curtis Mayfield.
Je ne faisais pas l’apologie des petits trafiquants de Superfly comme on me l’a souvent reproché, disait Mayfield dans les années 90. Je ne les condamnais pas non plus, je cherchais juste à les comprendre. Quand j’étais enfant, dans les quartiers pauvres de Chicago, nous pouvions encore nous imaginer un avenir, poursuivre des rêves d’amour et de bonheur. Cette promesse s’est évanouie, la rue est devenue une jungle hérissée de barbelés dans laquelle on ne peut que vivre au présent. L’expression artistique devient forcément violente.
Curtis Mayfield
Ses compositions sont nettement plus sombres que le scénario bling bling écrit par un jeune publicitaire new yorkais fantasmant sur les Blacks frimant du coté de Broadway.
Le critique Greg Tate expliquait même que le film s’aventurait prudemment dans le milieu de la cocaïne « drogue sociale et à la mode », alors que Curtis Mayfield prophétise, lui, les ravages de l’héroïne plombant l’Amérique noire dans les 70s, avant que le crack n’enfonce le clou la décennie suivante.
Après Superfly, Curtis Mayfield poursuivra sa chronique d’une Amérique en détresse, notamment sur le sombre et magnifique There’s no place like America today. Il signera également d’autres bandes sonores « Claudine » en collaboration avec Gladys Night & the Pips, ou encore « Short Eyes ».
Sources : www.qobuz.com – https://pitchfork.com – www.songfacts.com – www.discogs.com – www.psychedelicbabymag.com
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CREDITS :
Enregistré entre 1971–1972 aux RCA Studios (Chicago, Illinois) et Bell Sound Studios (New York) – RCA records
- Curtis Mayfield – vocals, guitar, producer
- Phil Upchurch – guitar
- Joseph Lucky Scott – bass
- Master Henry Gibson – percussion
- Tyrone McCullen – drums (« Pusherman »)
- Morris Jennings – drums (all tracks except « Pusherman »)[32]
- Craig McMullen – guitar
- Roger Anfinsen – engineer
- Johnny Pate – orchestrator, arranger
- Glen Christensen – art direction
- Milton Sincoff – packaging
- Harry « Slip » Lepp – trombone