Il faut remonter à la première du Sacre du printemps de Stravinsky, qui avait provoqué une émeute en 1913 au Théâtre des Champs-Élysées, pour trouver le genre de controverse qui a explosé lorsque Bob Dylan a branché sa guitare le 25 juillet 1965 au Festival de Newport. Mais les huées des puristes de la folk devaient disparaître parmi les acclamations qui se sont élevées lorsque Dylan sorti Highway 61 revisited, un mois plus tard.
En passant du statut de chanteur folk à celui de rocker électrique, un processus qui a débuté en 1965 sur l’une des faces de Bringing it all back home, Dylan change les règles de la pop. Une chanson à succès comme Like a Rolling Stone, hymne tourbillonnant où l’orgue est omniprésent, n’est plus obligée de respecter une limite de trois minutes et seuls deux des neuf morceaux de l’album Bob Dylan Highway 61 revisited font moins de quatre minutes, l’impressionnant Desolation Row, le dernier, dépasse onze minutes.
Bob Dylan Highway 61 revisited
Highway 61 Revisited, qui fut achevé en trois ou quatre journées d’enregistrement supplémentaires, de juillet et août. Impressionné par le manoir de John Lennon, Dylan s’était offert à son retour aux États-Unis une maison de trente et une pièces dans laquelle il se retira pour composer le reste de l’album. (Moins d’un an après, il la mit en vente et retourna se réfugier dans la maison d’Albert Grossman, expliquant à Robert Shelton :
« Je ne crois pas pouvoir écrire deux albums totalement différents au même endroit. C’est juste un blocage, un truc vaudou… Je ne peux pas supporter l’odeur de ce genre d’accouchement. Elle ne disparaît jamais. Je suis resté un moment en essayant de continuer, mais ça ne marchait pas. »
Toutes les nouvelles chansons sont du même genre : fines, sarcastiques, surréalistes et débordantes d’énergie blues brute, en particulier celles interprétées avec son nouveau groupe de studio.
« Il n’y avait aucune organisation, raconte l’organiste Al Kooper au sujet des séances d’enregistrement. Highway 61 a vraiment un aspect brut, parce que la moitié des gens impliqués étaient des musiciens de studio et l’autre pas. Et ça donne à l’album ce côté revêche que Dylan adore. »
« J’ai cessé de composer et de chanter tout ce qui peut valoir le coup d’être composé et chanté, expliqua Dylan à Nat Hentoff dans une interview pour Play-boy cette même année. Ce que je vais faire maintenant, c’est louer une salle et mettre trente gars de la Western Union à l’affiche ; là vous allez vraiment entendre des messages ! »
Ce n’était qu’une plaisanterie : Dylan n’avait pas cessé de délivrer des messages, mais il avait simplement abandonné ceux qui étaient trop évidents. Ses nouveaux messages demandaient un effort de compréhension – davantage de finesse et de déduction que ses précédentes déclarations, plus directes.
Highway 61 Revisited, par exemple, laisse entendre que nous vivons dans un monde absurde qui ne peut être abordé que d’une perspective extérieure à partir de laquelle on peut, comme Chaplin, le stigmatiser avec intelligence et humour ; la vie de l’esprit est dès lors préférable à la réalité brute considérée comme « connaissance inutile et vaine ». Il déclara à l’époque : « La philosophie ne peut rien m’apporter que je n’aie déjà. »
Sorti fin août, alors que le 45 tours Like A Rolling Stone provoquait un séisme dans toute l’industrie musicale, Highway 61 Revisited suivit le single dans le Top 5 des deux côtés de l’Atlantique. Si le dos de la pochette présentait son habituel monologue beat, la photo de couverture, elle, criait à qui voulait l’entendre que la période folk de Dylan était révolue.
Avec la moitié inférieure de Neuwirth tenant un appareil photo par sa lanière visible derrière son dos, un Dylan mince et efféminé est assis sur les marches d’un immeuble blanc, regardant le spectateur dans les yeux avec une expression énigmatique qui n’est ni un sourire ni une grimace, mais quelque étrange combinaison des deux.
Son blouson de soie bleu et rose est ouvert sur un tee-shirt blanc Triumph Motorcycle. Mais la main qui tient nonchalamment des lunettes n’a manifestement pas touché un moteur de moto depuis longtemps. S’il existait sur terre quelqu’un de plus cool que Dylan – Beatles et Stones compris -, personne n’avait jugé bon de le lui dire.
Personne n’avait averti non plus les vieux folkeux. Ils étaient toujours trop occupés à écouter The Times They Are A-Changin’ pour réaliser justement combien les temps avaient changés.
Le passage de Dylan au rock fit couler beaucoup d’encre dans les pages « courrier des lecteurs » du magazine Sing Out! où s’affrontèrent les partisans et les détracteurs du nouveau style. Leurs arguments n’étaient cependant pas toujours aussi prophétiques que ceux d’une certaine Loren D. Schwartz, qui écrivit :
« La tradition orale que vous chérissez tant est devenue l’apanage des radios grand public, qui sont ses héritiers logiques… Dylan apporte sa propre distillation de siècles de pensée éclairée et libérale à la jeunesse d’Amérique et du monde, ce pour le plus grand nombre. Son but, j’en suis convaincue, n’est pas de “faire de l’art”, mais de communiquer à tout prix avec le plus de gens possible. Le fait est qu’il a capté l’attention du monde quand votre voix ne pourrait même pas couvrir un murmure. »
D’autres furent moins impressionnés. « Dylan est pour moi le parfait symbole de l’antiartiste dans notre société, pontifia le chanteur traditionnel Ewan MacColl dans le Melody Maker, sans la moindre trace perceptible d’ironie. Il est contre tout – le dernier refuge de quelqu’un qui n’a pas vraiment envie de changer le monde… Je pense que sa poésie est nulle. Elle est banale et terriblement surannée. »
Certains réussirent à se tromper au point de dire involontairement quelque chose de sensé. Ainsi l’éditeur de Sing Out! Irwin Silber put écrire, au sujet de la philosophie « essentiellement existentialiste » de Highway 61 Revisited :
« Les chansons, les unes après les autres, délivrent toutes le même message : la vie est un absurde conglomérat d’événements futiles encapsulé sous un vide artificiel provoqué par la naissance et achevé par la mort ; nous vivons tous sous une perpétuelle condamnation à mort, et chercher un sens à la vie est aussi ingrat qu’inutile ; la civilisation moderne ne fait rien d’autre qu’éloigner l’homme de son prochain et de la nature. »
C’était tout à fait vrai, bien sûr mais c’était justement de ce vide et de cette absurdité que découlait la liberté qui donnait à cet album sa puissance incomparable.
Les chanteurs plus jeunes, en revanche, admirent la réussite de Dylan.
« Il vient de réaliser l’album le plus important et le plus révolutionnaire jamais enregistré, reconnut son ami le chanteur Phil Ochs. C’est le genre de musique qui plante une graine dans ton esprit et t’oblige à l’écouter plusieurs fois. À mesure que tu y reviens, tu y découvres de plus en plus de choses. Il a réussi quelque chose qui laisse tout le reste du genre loin derrière. »
Eric Anderson, lui aussi, tira son chapeau à Dylan :
« Il sera peut-être la plus grande influence de notre génération, dit-il. Je pense que les graines de l’avenir viennent d’être semées par lui ici. Je ne vois rien de vraiment comparable à ce qu’il vient de faire. Keats disait que l’artiste est l’antenne de la race. Dylan est l’antenne de la race. »
Même Dylan lui-même, généralement son plus virulent critique, fut impressionné.
« Je ne réussirai jamais à faire un album meilleur que celui-là. Highway 61 est tout simplement trop bon. Il y a des tas de choses dessus que je pourrais écouter ! »
Comprenant des chansons aussi travaillées que Just like Tom Thumb’s blues, qui font table rase de la tradition folk des chants repris en chœur autour du feu, Highway 61 revisited est un immense succès, qui établit le jeune chanteur-compositeur comme la figure dominante du rock.
Sources : www.rollingstone.fr – www.qobuz.com – www.telerama.fr – https://albumism.com – https://pitchfork.com – https://ultimateclassicrock.com
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CREDITS :
Enregistré du 15 juin-4 août 1965 au Columbia Studio A, 799 Seventh Avenue, New York – Columbia records
- Bob Dylan – Guitare, chant, harmonica, piano et effets spéciaux
- Mike Bloomfield – Guitare
- Al Kooper – Orgue et piano
- Paul Griffin – Piano et orgue
- Bobby Gregg – Batterie
- Harvey Goldstein – Basse
- Charlie McCoy – Guitare
- Frank Owens – Piano
- Russ Savakus – Basse
- Tom Wilson – Producteur (pour Like A Rolling Stone)
- Bob Johnston – Producteur