Bobby Womack chante sa foi, ses amours déchus et sa propre rédemption. S’il fallait ne garder qu’un cliché symbolique de la carrière de Bobby Womack, ce pourrait être cet adolescent en panne sur Hollywood Boulevard dans une Cadillac payée par Sam Cooke.
À l’aube des années 50 à Cleveland, Bobby Womack et ses quatre frères sont élevés à la dure par leur père, un ouvrier très chrétien qui leur enseigne le chant gospel et la guitare. The Womack Brothers officient dans les églises et les concerts religieux.
En 1953, ils jouent en première partie des Soul Stirrers ayant récemment enrôlé Sam Cooke comme lead singer. La prestation des fils Womack n’est pas exactement un triomphe : Sur scène, ils répètent le refrain de la première chanson en boucle pendant dix minutes car le jeune Bobby au micro ne se souvient plus comment elle s’achève.
Sam Cooke décèle tout de même un potentiel chez ces jeunes Brothers et quelques années plus tard, il presse leurs premiers singles gospels et R&B sur son label, SAR Records. Mais le père Womack a interdit à ses fils de chanter « la musique du diable » et un conflit violent déchire la famille. Bobby téléphone à Sam Cooke qui lui envoie 3 000 dollars, une petite fortune pour l’époque, afin qu’il s’achète une voiture et vienne le rejoindre avec ses frères. Au lieu d’une camionnette fonctionnelle pour transporter bagages et instruments, le gamin des quartiers pauvres s’offre son rêve : Une Cadillac.
Il y embarque sa mère, ses frères et leurs guitares, direction la Californie. Le voyage est moins facile que prévu, le moteur fatigué de la Cadillac d’occasion les lâche plusieurs fois sur le trajet avant de rendre l’âme définitivement en arrivant sur Hollywood Boulevard. Voilà comment Bobby Womack débarque à Los Angeles à seize ans, dans une Cadillac en rade le long des étoiles du Walk Of Fame.
Héritier de Sam Cooke « Mon garçon, tu as les mains les plus rapides que j’ai jamais vus » lui avoue un jour Cliff White, qui tient la guitare rythmique dans le combo de Sam Cooke.
Chanteur, parolier, guitariste, compositeur, arrangeur : il est impossible d’étre exhaustif en quelques pages à propos de Bobby Womack. L’homme traverse comme une tornade toute l’histoire du R&B et de la soul. Il publie plus d’une trentaine d’albums solos et croise la route de presque toutes les stars de la grande soul music de l’époque.
Après avoir tout appris de Sam Cooke, il est enrôlé pendant deux ans à la guitare dans le groupe de Ray Charles et il compose une quinzaine de refrains pour Wilson Pickett chez Atlantic, dont les tubesques « I’m In Love » et « Midnight Mover ». Il joue également aux studios American Sound de Memphis, posant sa griffe sur des classiques d’Aretha Franklin, Percy Sledge, Sly & The Family Stone ou encore Janis Joplin. Womack tient aussi le manche sur le mythique There’s A Riot Goin’ On de Sly Stone, et bien qu’il soit crédité « seulement » comme guitariste, il jure avoir participé à la composition.
À son palmarès, il faut ajouter les succès d’autres stars qui interprètent ses chansons, tels que « You’re Welcome, Stop On By » par Rufus et Chaka Khan, « If You Want My Love » échantillonné par Rod Stewart, « It’s All Over Now » que les Rolling Stones ont récupéré dans le répertoire des Valentinos, et le fameux « Breezin’ » écrit pour Gabor Szabo, mais que Georges Benson s’approprie quelques années plus tard pour écouler sept ou huit millions de copies de l’album du même nom.
Bobby Womack est un orfèvre de la soul music, sollicité par les plus grands et formé par les meilleurs. Le Godfather lui-même n’y est pas étranger. Bobby se souvient de James Brown comme d’un « homme sans pitié, mais un grand pro. »
En 1962, alors que les Womack Brothers rebaptisés The Valentinos remplissent les caisses du label de Sam Cooke, ce dernier s’entend avec James Brown : il lui prête The Valentinos pour les premières parties de sa prochaine tournée, mais en échange Brown s’engage à les transformer en monstres scéniques. Bobby se rappelle :
« Ce fut très éprouvant James Brown agissait comme si on lui appartenait. Il nous observait des coulisses chaque soir, il ne manquait pas une seconde de notre show, et dès que nous avions salué, il nous tombait dessus : ‘ Telle note était fausse ! Pendant tel morceau, tu n’as pas souri ! ‘ Il nous corrigeait ainsi, il ne laissait rien passer. Une fois, j’ai voulu lui passer devant sans attendre ses critiques, mais il a attrapé les baguettes du batteur et m’a rossé avec. »
En 1968, Bobby signe son premier tube en solo, le terrible « What Is This » avec un son pêchu et rugueux typique de la Memphis Soul. Ce 45 tours ouvre une période faste pour lui, « les meilleures années de ma vie » affirme-t-il.
Outre « Across 110th Street », son hit planétaire exhumé récemment sur les B.O. de Jackie Brown et d’American Gangster, il publie Communication et Understanding en 1972, deux albums extraordinaires. Il les immortalise à l’American Sound Studio et au Muscle Shoals en compagnie des Swampers, ce band de musiciens qui comme les Funk Brothers chez Motown, raffinent tous les classiques de l’époque. Il faut écouter le swing du clavier de Barry Beckett sur le single « Communication » ou la ligne de basse électrique de David Hood pendant les six minutes de « I Can Understand It », par exemple.
Même au sommet de son art et de sa créativité et malgré des millions de disques vendus, Bobby Womack demeure un personnage sulfureux du show-business américain des années 70. Il traîne des casseroles crasseuses et bruyantes depuis le début de sa carrière dont l’annonce de son mariage avec la veuve de Sam Cooke, seulement trois mois après la mort de son mentor.
Bobby dort dans le lit de son maître, et lorsque le chanteur Johnnie Taylor, vient demander à la veuve Cooke la somme de 15 000 dollars pour produire son prochain album, elle répond : « Demande à Bobby ! » L’information court un peu partout que le jeune vautour a raflé le magot.
Bobby raconte : « Même le groupe de mes frères, The Valentinos, souffrait de ma mauvaise réputation, certains DJs refusaient de jouer leur musique, il disait : « On ne joue pas les disques de cet enfoiré de Bobby Womack ! » » Aujourd’hui, il jure que ce mariage était une volonté de Barbara Cooke, lui ayant proposé de rester avec elle cinq ans. Elle le payait pour cela 100 dollars par jour, l’affaire entre eux était claire et entendue.
Bobby devient un véritable oiseau de nuit dans les années 70 à L.A. Il s’éclate et abuse des substances interdites et des filles faciles. Les lendemains de cuites ne sont pas flamboyants, sa vie est ponctuée de divorces douloureux et d’événements tragiques comme la perte de deux enfants par accident et suicide. C’est dans son appartement que son propre frère se fait assassiner par une fiancée jalouse en 1974.
Mauvaises fréquentations ou hasards malheureux du destin, Bobby est souvent au mauvais endroit au mauvais moment. En octobre 1970, il passe la nuit avec Janis Joplin quelques heures avant son overdose fatale.
« J’ai probablement été l’avant-dernière personne à la voir vivante. Elle m’avait appelé dans l’après- midi pour me réclamer quelques chansons, donc j’étais allé au studio et je lui avais donné « Trust Me » à enregistrer. On s’est immédiatement senti proche, je voyais bien qu’elle était très esseulée. J’ai dit à son producteur Paul Rothchild que je connaissais cette souffrance et qu’elle était en train de s’y noyer. Il m’a répondu : “Mec, à chaque fois quelle boit du Southern Comfort, elle commence à chouiner. Ne fais pas attention. Elle t’a appelé pour jouer une de tes chansons, ne t’occupe pas du reste. » Je suis allé à son hôtel, et bien qu’on ne se soit jamais rencontré avant, on est resté à bavarder jusqu’à cinq heures du matin. Elle voulait rester éveiller car son mec devait passer avec du crack. Elle avait l’air vraiment misérable. Jimi Hendrix était mort la semaine précédente, et elle plaisantait en disant quelle voulait aussi se suicider mais que c’était trop tard car Jimi en recueillerait tout le crédit. Avant l’aube, elle a reçu un coup de téléphone et le type a dit qu’il ne monterait pas tant que je n’avais pas dégagé. En entrant dans l’ascenseur, je l’ai entendu grimper les escaliers. Le lendemain, on m’a appelé pour me dire que Janis était partie. »
Guère oublié des aficionados, Bobby Womack se fait cependant rare après le dernier album pour MCA (The Last Soul Man en 1987). En 1994, son ami Ron Wood le remet en selle avec l’album le bien nommé Resurrection (Slide Records) et son casting de stars (Keith Richards, Rod Stewart, Stevie Wonder). Cinq ans plus tard, le dernier des soulmen réalise un vieux rêve avec l’album gospel Back To My Roots. Dix années s’espacent avant que Gorillaz ne fasse appel à sa voix rugueuse pour le titre « Stylo » sur Plastic Beach, et pour le projet suivant The Fall (2010). En mars 2012, Bobby Womack annonce qu’il doit se faire opérer d’une tumeur cancéreuse au colon. Son retour est néanmoins prévu en juin avec la sortie de l’album The Bravest Man in the Universe, produit par Damon Albarn et Richard Russell.
Il poursuit une carrière de musicien de studio dans les années 90, et son nom refait surface en 97 quand le réalisateur Quentin Tarantino a l’excellente idée d’inclure « Across 110th Street » dans la BO de Jackie Brown.
Printemps 2012. Bobby Womack s’en sort bien, il le sait. Il parle avec une certaine douleur de son ami Sly Stone qui, après avoir été clochard et junkie, vient de sortir de cure de désintoxication. Par pudeur, Bobby ne raconte pas leurs nuits d’excès dans les années 70 et 80. Il se souvient simplement qu’avec Sly, « la fête n’a jamais été raisonnable. » Il ajoute : Quand on y pense, c’est quand même terrible. La drogue a entraîné trop de grands artistes comme Gil Scott-Heron, accroc à l’héroïne aussi. Trop de guitaristes de génie se sont fait attraper par cette merde, Jimi Hendrix aussi. »
Pour sa part, Bobby jure avoir tout arrêté dans les années 90 : L’alcool, la drogue, la fête… Et la musique aussi. Son dernier album en 2000 regroupait des chansons de Noël pathétiques. Depuis, presque rien.
Bobby s’enfonçait dans une retraite pantouflarde avant que Damon Albarn ne prenne contact avec lui. L’Anglais lui propose alors de participer au dernier album de Gorillaz, de le suivre en tournée sur des dizaines de dates, puis d’enregistrer un disque entier.
Bobby lui-même n’en revient toujours pas : « Quand Damon m’a appelé, j’avais complètement perdu mon envie et ma confiance. Si quelqu’un me disait: ‘Ce serait super d’enregistrer ensemble je répondais : Comment le sais-tu ? Tu écoutes mes vieux disques, mais tu ne m’as pas vu depuis longtemps. Damon était tellement déterminé en studio que ça m’a redonné la confiance que j’avais autrefois, et c’est la meilleure des émotions. S’il pense que je suis extra, alors je suis extra, je me sens extra. Ces types m’ont permis d’être à nouveau moi-même. »
Dans le petit making-of de l’enregistrement, on les voit qui dansent hilares en studio, pleinement complices et à fond dans leur musique. Damon Albarn se souvient de leurs premières heures en studio : « On a abordé tout cela de façon spontanée, il n’y avait rien de prémédité. On ne sait rien dit de ce qu’on voulait faire ou de la direction à suivre, on s’est juste mis à jouer ensemble. »
Pour la production, Albarn convoque son ami Richard Russel, le patron du label XL (Adele, M.I.A.) ayant déjà pratiqué la réhabilitation de légendes soul : En 2009, il avait offert à Gil Scott-Heron un flambant tour d’honneur en produisant son album I’m New Here. Cette fois encore, Russel donne un traitement électronique à de nombreux titres en jouant de sa MPC comme d’un véritable instrument pendant les sessions.
« Bobby était ouvert à toutes les expériences artistiques, dit-il. Rien ne l’effrayait. Pour moi, l’opportunité de travailler avec des gens qui m’ont inspiré pendant toute ma vie, c’est extraordinaire. Être en studio avec un tel caractère, un tel chanteur, ça rend chaque session magique. Quand il s’installe au micro, c’est impressionnant à chaque fois. »
Transcendé par cette voix plus grave avec l’âge mais toujours aussi saisissante. The Bravest Man In The Universe sort en juin 2012 sur XL Recordings.
Véritable légende de la soul respectée par ses pairs, Bobby Womack a également appuyé le projet de son frère Cecil avec son épouse Linda (fille de Sam Cooke et Barbara Campbell). Le duo Womack & Womack est notamment l’auteur du hit « Teardrops » (1988).
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INTERVIEW
La soul c’est quoi ?
La soul, c’est le feeling. Aucun homme ne la possède pour lui seul. L’homme noir se trompe quand il pense que la soul est noire. Ça lui fait croire que seuls les Noirs ont une âme, c’est faux. Si tu aimes quelqu’un et que tu apprends que tu ne vas jamais le revoir, il se peut que tu pleures plus fort que moi. Et c’est ça, la soul : quelque chose de profond qui vient de l’intérieur. Quand un Black chante, on croirait qu’il pleure. L’homme blanc qui ne comprend pas ça se trompe car sans âme, rien ne va plus. Quand j’entends Paul Young chanter « Everytime You Go Away »…C’est de la soul !
Bt comment! J’aurais aimé enregistrer ce morceau. Pourquoi n’y ai-je pas pensé avant?
C’est plus facile pour un Blanc ?
Le problème c’est qu’ils sont plus nombreux ! (il se roule par terre de rire.) Moi, je suis blindé. Par exemple, l’année dernière, les Stones m’appellent pour faire l’album Dirty Work. Mick me dit : « Man, on ne peut pas te créditer sur la pochette, mais tu ne travailleras pas pour des clopinettes », si tu vois ce que je veux dire… Bon, parallèlement à ça, j’avais un tube numéro un au hit-parade black, « Wish He Didn’t Trust Me So Much ». Les stations blanches ne le passent pas. J’ai l’habitude, remarque.
Quand j’ai fait «It’s All Over Now » avec mes frères les Valentinos, que dalle. Les Stones la reprennent? Number one ! J’ai chanté « Looking For Love », un morceau fabuleux. J. Geils Band le reprend, et hop, exit Bobby Womack ! Donc même topo pour « Wish He Didn’t… », alors j’appelle MTV pour crier au secours. Je leur dis : Aidez-moi pour cette chanson ! Il est temps que les gens apprennent que je suis une légende. Je veux le succès pour moi, pour une fois.
J’ai 42 ans, qu’est-ce que vous voulez de plus ? » Et le type me répond froidement : «Tu sais, c’est vraiment un super-disque mais ça n’est pas notre créneau». J’ai entendu ça toute ma vie. J’oublie l’incident et pendant une session de Dirty Work, j’apprends que MTV veut une interview des Rolling Stones. Ils refusent, « no interview », point final. Et un beau soir, le président de MTV m’appelle à mon hotel. « Écoute, on a un problème. Au fait, ça va ? » Je lui réponds que ça irait sûrement mieux avec un peu de promotion sur mon disque. Et là, il me sort : « Justement, c’est de ça que je veux parler. Si tu arranges une interview avec un des Stones, Ron, Bill, même Charlie (il n’a pas osé mentionner Keith et Mick), on passe ta vidéo cinq fois par jour, avec un reportage d’une demi-heure sur toi en plus. » Deux jours plus tard, j’arrivais aux studios MTV en limousine noire avec tous les Stones. L’interview a duré deux heures. Du coup, ils m’ont interviewé aussi.
Le statut des musiciens noirs a-t-il évolué depuis les années 60 ?
Quand je jouais avec Sam Cooke, il y avait les Blancs d’un côté et les Noirs de l’autre, comme en Afrique du Sud, man ! On n’avait pas droit aux hotels, tout juste les motels le long des routes. De quoi choper le blues. La différence aujourd’hui, c’est que les Blacks sont tellement obsédés par le crossover que pour être vendables, ils sont prêts à se peindre en blanc. (Une femme de chambre arrive, tout intimidée. Elle tend en tremblant une photo de l’artiste et lui demande une dédicace.) Bien sûr! Donne-moi ça, pas de problème. (Au dos, il griffonne son numéro de téléphone.) J’habite une villa à Beverly Hills, entre celles de Joan Collins et de Frank Sinatra. Tu peux m’appeler, passer me voir ! Ah ! Ah ! Ah !