Après avoir quitté Steel Mill, son groupe de hard rock, le jeune Springsteen entame l’écriture de son premier album solo. Les textes, tirés de ses expériences personnelles, marquent un changement radical dans son écriture. Emmené par « Blinded By The Light » et « Spirit in the Night » et leurs arrangements résolument jazz, Greetings est à mi-chemin entre un folk Dylanesque et l’exubérance rock de Van Morrison.
Écouté uniquement dans le contexte de la discographie de Springsteen des années 70, il est facile de considérer Bruce Springsteen Greetings from Asbury Park, N.J. comme le travail d’un troubadour acoustique influencé par Dylan essayant de trouver sa place dans le monde du rock.
En réalité, Springsteen jouait déjà dans des groupes de rock depuis des années. Alors que Steel Mill (son premier groupe dans lequel jouaient également Vini Lopez, Danny Federici et Steve Van Zandt, futurs membres du E Street Band) ne connaissait qu’un succès régional, le musicien de 23 ans sent qu’il est temps d’avoir une approche différente.
Bruce Springsteen Greetings from Asbury Park, N.J.
« Je voulais être une voix qui reflète l’expérience et le monde dans lequel je vivais, a-t-il écrit dans Born to Run. En 1972, je savais que pour y parvenir, j’aurais besoin de très bien écrire et de façon plus individuelle qu’auparavant… pour la première fois de ma vie, j’ai arrêté de jouer dans un groupe et je me suis concentré sur l’écriture de chansons. Le soir, dans ma chambre avec ma guitare et un vieux piano Aeolian à l’arrière d’un salon de beauté, j’ai commencé à écrire la musique qui allait se retrouver sur Greetings from Asbury Park ». (Bruce Springsteen)
Sur une audition avec John Hammond, homme légendaire de A&R (l’homme qui a « découvert » Bob Dylan, Aretha Franklin et Billie Holiday), Springsteen signe en mai 1972 avec Columbia Records.
Greetings from Asbury Park, N.J. est bourré de rythmes variés, de moments iconiques et peuplé de personnages issus d’une imagerie incroyable. Tout ceci est en grande partie tiré des expériences personnelles de Springsteen.
« Growin’ Up », « Does This Bus Stop », « For You », « Lost in the Flood » et « Saint in the City » trouvent leur origine dans les gens et dans les endroits que j’ai vus ainsi que dans les incidents que j’ai vécus. Je m’en suis inspiré et j’ai changé les noms pour protéger les coupables. J’ai travaillé pour trouver quelque chose qui me ressemblait. »
Enregistré avec un budget serré aux 914 Sound Studios de Blauvelt dans l’État de New York, Greetings est co-produit par deux vétérans de l’industrie musicale. Mike Appel a déjà joué avec des artistes comme les Magicians (« An Invitation to Cry ») et Balloon Farm (« A Question of Temperature »). Il a également co-écrit et co-produit Kingdom Come, le premier album des rockeurs Sir Lord Baltimore sorti en 1970, avec son partenaire Jim Cretecos.
A l’époque de Greetings, Appel et Cretecos sont surtout connus pour avoir écrit des chansons pour la Partridge Family, de la pop mielleuse qui cadre difficilement avec les aspirations du jeune Springsteen. Pourtant, « le boss » a foi en Mike Appel.
« J’aimais Mike et je savais qu’il comprendrait ce que je voulais faire sur un plan musical. On cherchait à impacter, à influencer, à faire du mieux qu’un artiste était capable de faire. On savait tous les deux que la musique rock façonnait la culture. Je voulais créer une voix qui avait un impact musical, social et culturel. Mike comprenait mon but ». (Bruce Springsteen)
Columbia Records envisage Greetings comme un album acoustique orienté folk, à la James Taylor et John Prine. Springsteen, lui, a autre chose en tête…
Le désir de Springsteen que Clarence Clemons, Vini Lopez, David Sancious et Garry Tallent, futurs membres du E Street Band, jouent sur Greetings n’est pas partagé de tous. Son équipe de management et sa maison de disques n’en veulent pas.
« John Hammond, Clive Davis et Columbia pensaient qu’ils avaient signé avec un auteur-compositeur folk. Mike Appel ne m’avait jamais vu jouer avec un groupe au complet devant un public avant l’enregistrement de Greetings. Il n’avait aucune idée de ce que je pouvais faire ». (Bruce Springsteen)
Un compromis est finalement trouvé : l’album sera un mélange de titres avec le groupe et de chansons solo acoustiques, la guitare électrique de Springsteen ne se faisant entendre qu’à de brèves occasions sur « Blinded By The Light ».
Ami fidèle et membre des groupes de Springsteen depuis les années 60, Steve Van Zandt rejoindra officiellement le E Street Band comme guitariste durant l’été 1975. Pourtant, lors d’une session d’enregistrement le 27 juin 1972 aux 914 Sound Studios, Van Zandt apporte sa première contribution enregistrée à un album de Springsteen, bien qu’il ne chante pas et ne joue d’aucun instrument.
Après que Mike Appel a refusé la partie de guitare de Van Zandt sur « For You » car elle était « trop chargée », Van Zandt s’est rendu utile en studio en donnant un coup dans l’amplificateur de reverb de Springsteen pendant l’enregistrement de « Lost in the Flood », ce qui a produit un bref grondement au début de la chanson.
À cette époque, [les amplis] avaient de la reverb et ça a fait un son comme celui du tonnerre. C’est un effet spécial pas cher ! ».
« Blinded By The Light » et « Spirit In The Night » ne font pas partie de la tracklist originale. Pour rester cohérent avec le concept d’une division 50/50 entre chansons avec le groupe et chansons en solo, la version originale de Greetings est censée contenir « For You », « Growin’ Up », « It’s Hard to Be a Saint in the City», « Lost in the Flood » et « Does This Bus Stop at 82nd Street? » (sur lesquelles jouent des membres du futur E Street Band) et les chansons folks acoustiques « Mary Queen of Arkansas », « The Angel », « Jazz Musician », « Arabian Nights » et « Visitation at Fort Horn ».
Lorsque Springsteen et Appel livrent enfin l’album terminé à Columbia, Clive Davis, le président de la maison de disques, le rejette au motif qu’il n’entend aucun hit.
Springsteen rentre chez lui aussi sec et écrit « Spirit In The Night » et « Blinded By The Light » qui une fois enregistrées remplaceront « Jazz Musician », « Arabian Nights » et « Visitation at Fort Horn ».
« Clive a fait de Greetings From Asbury Park un bien meilleur album simplement en faisant cette demande. Prenez Greetings sans « Blinded by the Light » et « Spirit in the Night » et vous obtenez un album légèrement différent. Elles ouvraient déjà la route à mon prochain album. J’ai demandé à Clarence [de jouer du saxophone] sur ces deux morceaux et j’ai ajouté une guitare électrique sur « Blinded by the Light » car il n’y en avait pas sur le reste de l’album. J’ai écrit un truc jazzy et aux sonorités R&B pour « Spirit in the Night ». Clive m’a rendu un grand service à l’époque en me retournant l’album ». (Bruce Springsteen)
« Spirit In The Night » est une histoire émouvante dirigée par le saxophone, un clin d’œil au chanteur britannique Joe Cocker qui connaissait un très grand succès aux États-Unis au début des années 70. « J’ai toujours imaginé Joe Cocker chanter là-dessus. Quand j’ai écrit cette chanson, j’avais une voix comme la sienne en tête. Ça m’arrive rarement». (Bruce Springsteen)
Cocker n’a jamais repris la chanson, mais « Spirit » est devenue un pilier des concerts de Springsteen et du E Street Band. Elle reste l’une des chansons les plus appréciées des années 70.
Acclamé par la critique, Greetings from Asbury Park, N.J. ne s’écoule qu’à 25 000 exemplaires et ni « Blinded By The Light » ni « Spirit In The Night » ne parviennent à faire une percée dans les charts américains. Il faudra attendre quatre ans pour que Manfred Mann et son Earth Band propulse « Blinded By The Light » au sommet des charts avec sa reprise pour le moins inspirée sur son album The Roaring Silence.
Greetings from Asbury Park, N.J. a néanmoins profondément marqué la carrière du Boss. Fin 2009, Springsteen a d’ailleurs clôturé sa tournée Working on a Dream en rejouant son premier album dans son intégralité.
“Cet album est un vrai miracle,” confiait-il alors à la foule. “Greetings nous a fait passer de je ne sais pas combien en dessous de zéro à… un. »
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CREDITS :
Enregistré entre juin et octobre 1972 au 914 Sound Studios, Blauvelt, New York – Columbia records
- Acoustic Guitar, Electric Guitar, Congas, Harmonica, Handclaps – Bruce Springsteen
- Backing Vocals – Bruce Springsteen, Clarence Clemmons*, Vincent « Loper » Lopez*
- Bass – Garry Tallent (tracks: A2 to A5, B2, B4)
- Cover [Design] – John Berg
- Drums, Handclaps – Vincent « Loper » Lopez*
- Engineer – Louis Lehav*
- Photography By [Back Cover] – Fred Lombardi
- Photography By [Front Cover] – Tichnor Bros. Inc.
- Piano, Organ – David Sancious
- Producer – Jim Cretecos, Mike Appel
- Remix – Jack Ashkinazy
- Saxophone [Sax], Handclaps – Clarence Clemmons*
- Written-By, Arranged By – Bruce Springsteen
Sources : www.discogs.com - www.rollingstone.com