Carlos Santana, guitariste au jeu immédiatement identifiable, bouillonnant et lyrique, est l’un des rares musiciens non occidentaux à avoir su se frayer un chemin dans la jungle impitoyable du show-business international. Ses origines latines, la salsa et tous les tropicalismes nourrissant en permanence son inspiration, son goût avéré pour une certaine forme de jazz aventureux (d’inspiration coltranienne), auront incité plusieurs générations de jeunes fans à s’intéresser eux aussi à ces expressions de la marge.
Un jour d’aout 1969, l’ambitieux promoteur de concerts Bill Graham convoque dans sa résidence de Mill Valley Carlos Santana et les cinq membres de Santana, jeunes loups de San Francisco dont il fait figure de manager officieux.
Une première tournée sur la Côte Est, passant Atlantic city ou Philadelphie, est à l’horizon. Graham pointe aussi un festival majeur dans le nord de l’Etat de New York. Tout va changer pour Santana suite à ça (…). Les gens vous considéreront comme des dieux et vous ne passerez plus les portes tellement votre tête va enfler », leur lance-t-il.
Quelques semaines plus tard, le groupe découvre depuis un hélicoptère la marée humaine qui a déferlé sur le site de Bethel, à une soixantaine de kilomètres de la ville de Woodstock. A peine débarqué, en fin de matinée, Carlos Santana ingère la mescaline que lui propose Jerry Garcia, le guitariste du Grateful Dead, pensant ne pas se produire avant le soir.
Mais les organisateurs, pris de court, intiment au groupe, alors inconnu, de monter sur scène immédiatement. Le guitariste perçoit sa Gibson SG comme un serpent électrique et grimace pour la maîtriser – chaque note lui semble jaillir des tréfonds de son corps et cheminer jusqu’aux collines avoisinantes.
Immortalisé par les caméras du documentaire de Michael Wadleigh sorti l’année suivante, l’instrumental Soul Sacrifice – pulsation afro-cubaine, orgue soul, riff extatique, guitare hallucinée – fait figure de déflagration.
Comme prophétisé par Bill Graham, le groupe, suite à ces quarante cinq minutes de concert, change de dimension. Le guitariste qui lui a donné son nom un peu par hasard en prendra progressivement le contrôle et modèlera, souvent brillamment, parfois de manière complaisante, une matière rock, latine et jazz, avec des phases de popularité extrême.
Carlos Santana, de ses débuts violoniste au guitare hero
Quatrième de sept enfants, Carlos Santana voit le jour le 20 juillet 1947 à Autlén de Navarro, bourgade de 35 000 habitants du plateau central mexicain. Sans être misérable, son enfance n’a rien d’idyllique. Violoniste et chanteur itinérant, son père est peu présent dans un foyer dominé par une mère autoritaire. Son mari parti depuis près d’un an à Tijuana, elle embarque un matin d’août 1955 ses enfants dans un taxi : cinq jours de route, à l’issue desquels la famille emménage dans la ville frontalière des Etats-Unis.
Carlos contribue aux revenus en vendant des chewing-gums et en cirant des chaussures. C’est à Tijuana qu’il est embarqué trois jours durant par un touriste américain en 1957. Il ne révélera qu’en 2000 avoir alors été victime d’abus sexuels. Désireux de transmettre son savoir, son père lui a placé un violon entre les mains à l’âge de 9 ans.
Le jeune garçon s’y échine plusieurs années, se produit dans les rues accompagné de deux frères guitaristes et chante pour les touristes. Il apprend comment porter et embellir une mélodie, leçon précieuse, mais délaisse l’instrument sitôt son père parti gagner sa vie à San Francisco.
Un après midi, sa mère l’emmène dans un parc où se produit un musicien muni d’une guitare électrique : Javier Batiz, l’un des premiers Mexicains à jouer du rock’n’roll. “C’était comme si un ovni avait atterri dans mon jardin’’, raconte-t-il dans son autobiographie.
L’adolescent de 13 ans se met à suivre Batiz “comme son ombre’’ ainsi que son groupe, Los TJs, qui se produit au Convoy, un club de strip-tease de la ville. L’oreille collée au transistor, il s’emploie également à disséquer Night Train ou Apache sur la Gibson hollow-body que son père lui a ramenée des Etats-Unis, à la requête expresse de sa mère.
A force de jam sessions, Carlos se fait connaître et devient bientôt le soliste attitré du groupe du Convoy, The Strangers, sur des versions de Green Onions, Hide Away ou La Bamba, entre deux séances d’effeuillage…
Début 1962, El Apache – son surnom en raison de ses origines indiennes (par son père) – y joue trois sets chaque soir de la semaine, plus les week-ends, et gagne 9 dollars par semaine.
Improvisations hallucinées
Le reste de la famille rejoint à son tour San Francisco lorsque Carlos est âgé de 15 ans. Le blues, déjà découvert à Tijuana, offre une consolation à ce déménagement contraint : l’adolescent étudie les styles de Jimmy Reed, John Lee Hooker, Lightnin’ Hopkins ou Otis Rush.
Après avoir découvert que sa mère a dépensé toutes les économies du Convoy qu’il lui avait confiées, il repart aussi sec à Tijuana avec vingt dollars en poche et reprend sa place dans le club. Il tient un an, seul, loin de sa famille, jusqu’à ce que sa mère et l’un de ses frères viennent le ramener de force à San Francisco. Il ne prononce pas mot sur le trajet de retour.
Maîtrisant mal l’anglais, Carlos vit des heures difficiles au lycée du quartier de Mission District, mais trouve refuge dans la musique ; il monte un trio avec deux amis d’origine mexicaine, Danny Haro (batterie) et Gus Rodriguez (basse). Ses héros s’appellent alors B.B. King et Michael Bloomfield, qu’il découvre sur le premier album du Paul Butterfield Blues Band – il apprendra par cœur tous ses solos dans le second album du groupe, “East West” (1966).
Le guitariste hongrois Gabor Szabo, qu’il entend sur “El Chico” du batteur Chico Hamilton, est une autre révélation, et son entrée vers un jazz mâtiné de musiques latines.
L’une de ses amies de lycée lui présente un jour le conguero Michael Carabello, qui se joint au groupe et emmène Carlos aux séances échevelées de percussions dans l’un des parcs de San Francisco.
Carlos se forge une petite réputation parmi les guitaristes de la ville, surtout après sa participation à une jam au Fillmore West avec Michael Bloomfield, Jerry Garcia, Jorma Kaukonen et Jack Cassidy (du Jefferson Airplane) un soir d’octobre 1966.
Le propriétaire des lieux, Bill Graham, n’en a pas perdu une miette. Une semaine plus tard, un guitariste présent dans l’assistance, Tom Frazer, lui rend visite au restaurant Tick Tock, où Carlos fait la plonge de longue date, pour rejoindre une jam en ville : le jeu de l’organiste, Gregg Rolie, dingue de Jimmy Smith, Jack McDuff et de blues, s’accorde à merveille à ses lignes chantantes. L’homme, également bon chanteur, s’intègre au groupe.
La section rythmique Haro/Rodriguez, pas assez ambitieuse, est bientôt remplacée par le batteur Doc Livingston et le bassiste David Brown, renforcés par un autre conguero, Marcus Malone, proxénète à ses heures perdues. En juillet 1967, le groupe originel est en place et adopte, à défaut de mieux et sur le modèle du Paul Butterfield Blues Band, le nom de Santana Blues Band.
Parmi la scène hippie de la ville, l’ensemble ne ressemble à aucun autre. Jingo, du percussonniste Baba- tunde Olatunji, entendu dans les parcs, et Fried Neckbones And Some Homefries, de Willie Bobo, indiquent leur esthétique : tapis de congas, clave cubaine, orgue soul jazz, guitare blues rock. Le jeu de Carlos Santana s’est enrichi de l’écoute de Wes Montgomery, Charlie Christian, Kenny Burrell ou Django Reinhardt.
Tous, Rolie excepté, s’habituent à jouer sous LSD, mescaline ou peyotl, au cours d’improvisations hallucinées. Le guitariste constate la sensualité toute particulière avec laquelle les femmes se déhanchent sur leur musique. La direction est donc la bonne.
Succès & tensions
Outre un espace de répétition et de précieux conseils, Bill Graham donne au Santana Blues Band l’opportunité d’ouvrir au Fillmore West pour Grateful Dead, Taj Mahal ou Ry Cooder. Le groupe décroche un deal avec Columbia en octobre 1968 mais connaît des changements de personnel : Malone fait défection à la suite du meurtre d’un mari jaloux, Carabello, un temps écarté, revient et propose d’ajouter l’émérite joueur de congas et timbales José Chepito Areas, originaire du Nicaragua. Les premières sessions studio sont un échec, le groupe, guère habitué à cet environnement, ne se libère pas.
Au début de la seconde, en mai 1969, un batteur se pointe au Pacific Recording Studio afin de réserver un créneau pour son groupe et jamme avec les membres du Santana Blues Band devenu Santana tout court. Son jeu plus relâché, influencé par le jazz, constitue la pièce manquante du puzzle.
Dingue de John Coltrane et de Miles Davis, Michael Schrieve remplace Livingston juste à temps pour graver le premier album, qui sort dans la foulée de Woodstock. Porté par le succès du single Evil Ways, autre emprunt au répertoire de Willie Bobo, celui-ci décolle dans les charts, où il restera cent-huit semaines ! Carlos offre une maison à ses parents et s’achète une rutilante Excalibur de collection sans même avoir le permis de conduire.
Le succès s’amplifie avec “Abraxas”, sorti en octobre 1970 et porté par les singles Oye Corne Va et Black Magic Woman (empruntés à Tito Puente et Peter Green, respectivement) : première place des charts et disques écoulés par millions dès sa sortie. De quoi chauffer à blanc les egos et faire apparaître les premières tensions, d’autant que les drogues se sont répandues comme une traînée de poudre.
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David Brown, Michael Carabello et le manager Stan Marcum consomment de l’héroine. Conscient que le nom du groupe est le sien, frustré par la stagnation musicale, Carlos Santana congédie Brown (remplacé par Torn Rutley puis Doug Rauch) et pose un ultimatum pour le départ de Carabello et Marcum. Les autres membres du groupe l’envoient paître et partent en tournée sans lui ! Las d’être sifflés, ils accèdent finalement à sa requête…
Le musicien qui appelle Santana pour demander son retour est un certain Neal Schon, guitariste virtuose de 17 ans, repéré par Gregg Rolie, qui a rejoint le groupe quelques mois plus tôt. L’approche à deux guitares fait merveille sur “III”, enregistré dans les premiers mois de l’année 1971 entre une succession de concerts, dont une participation au festival Soul To Soul au Ghana.
Mais des dissensions irréversibles se font jour. Rolie et Schon lorgnent vers un son plus rock, quand Santana et Shrieve ne jurent que par John Coltrane, le Lifetime de Tony Williams ou Weather Report. Ils prennent les rênes pour l’enregistrement de l’album suivant, le mystique “Caravanserai” (sorti en octobre 1972), ouvert à toutes ces influences.
C’est le chant du cygne du groupe originel : Neal Schon et Greg Rolie s’en vont fonder Journey, tandis que Shrieve et Santana poursuivent leur vision sur “Welcome” (1973), “Borboletta” et le triple live “Lotus” (1974).
Dernière ligne
Peu avant l’enregistrement de “Caravanserai”, Carlos Santana a reçu un coup de fil de John McLaughlin. Ils se sont croisés à New York l’été 1970 au Slug’s, lors d’un concert du Lifetime de Tony Williams, dont McLaughlin était alors le guitariste. Inspiré par leur passion commune pour John Coltrane, McLaughlin lui propose d’enregistrer “Love, Devotion, Surrender” (1972), avec des musiciens issus de leurs groupes respectifs.
Le guitariste britannique lui présente dans la foulée son gourou indien Sri Chinmoy dont Carlos, en pleine quête spirituelle depuis son arrêt des drogues psychédéliques, va suivre les préceptes jusqu’au début des années 1980 – il enregistrera “Illuminations” en 1974 avec Alice Coltrane, elle aussi disciple de Sri.
Au printemps 1974, Michael Shrieve, hospitalisé pour des calculs rénaux, est dans l’incapacité de partir en tournée. Remplacé par Leon “Ndugu” Chancier (Miles Davis, Freddie Hubbard, Weather Report…), le batteur ne sera bientôt plus de l’aventure.
Carlos Santana devient alors l’unique leader d’un ensemble à la géométrie variable pour les décennies qui suivent. Des succès seront au rendez-vous, comme “Amigos” (1976) et surtout “Supernatural” (1999), vendu à plus de vingt millions d’exemplaires, qui le consacre star mondiale de la pop.
Carlos Santana n’est depuis pas parvenu à s’arracher aux pièges d’une musique formatée, évidée de l’urgence et de la force d’âme des premières années. Le guitariste a annoncé début 2013 avoir réuni les membres du groupe originel – Greg Rolie, Neal Schon, Michael Shrieve, Michael Carabello – afin de procéder à l’enregistrement de “Santana IV”. De quoi ajouter une vraie dernière ligne à l’histoire ?