Les années 50 fêtent Trenet, Brassens, Bécaud, Brel ou Montand, et si le nom de Charles Aznavour commence à se faire remarquer, il n’est pas encore une vedette à part entière. Contrairement aux chanteurs précités, il n’arrive pas à faire émerger sa personnalité. Pour lui, le parcours va être long et difficile, comme si une sorte de sixième sens le lui inspirait.
En 1956, Bécaud, main sur son épaule, le présentera au public pourtant comme un aîné, comme s’il fallait à tout prix que la malchance s’en aille. Il n’a pas le physique et le trouble le gagne, si bien qu’il dressera la liste de ses handicaps ; une liste qu’il gardera précieusement sur lui durant des années.
« Ma voix, ma taille, mes gestes, mon manque de culture et de personnalité… J’avais tord pour une chose, j’avais raison pour tout, mais la personnalité, je l’avais… La personnalité fabriquée, ça finit par disparaître ! », dira-t-il avec le recul.
Sa voix particulière échappe à celles qui sont à la mode, et c’est dans cette voix, caverneuse, voilée et mélancolique, qu’il va creuser son sillon, peut-être bien malgré lui.
« J’ai toujours lutté contre ma voix. Je l’ai poussé au maximum… À la fin de certaines chansons comme ‘Désormais’ ou ‘Il faut savoir’ j’ai des notes très hautes que je donne à pleins tubes. »
Absorbé par des complexes qui ne cessent de le ronger intimement, il cherchera pendant longtemps à les apprivoiser, à les surmonter. La cruelle et souvent injuste critique, dont les bons mots deviennent une propagande ouverte dans les colonnes des journaux et magazines, n’aura de cesse de vouloir rabaisser les audaces du chanteur des « plaisirs démodés ».
Le personnage Aznavour passera au pilori de la presse culturelle. Sa voix devient un rituel de jeux de mots malsains : « la petite Callasmité » « l’enroué vers l’or » ou encore « l’aphonie des grandeurs ».
Chanter le désespoir, certes, mais l’amour quand on est petit, avec un physique plus que quelconque est une chose difficile à accepter pour un public déjà abreuvé par des vedettes de cinéma siliconées. Le discours infâme, odieux qui s’élèvera de la critique, mais également du public, va le poursuivre durant des années…
Aznavour relativisera plus tard la dureté de ce temps-là : « Cela fait plus de soixante-dix ans que je fais ce métier. Même si j’avais passé la moitié à galérer, ce n’est pas la mer à boire. Si j’ai une écriture profonde, grave, fouillée, cela vient de là. Rien n’a été futile dans ma carrière.
En 1958, la chance lui sourit enfin. Non pas à travers la chanson, mais le cinéma… Alors qu’il désespère de ne pouvoir percer dans la chanson, son passé de comédien le rattrape. Aznavour débarque au cœur des images cinématographiques en décrochant un premier rôle dans le film de Jean-Pierre Mocky La tête contre les murs, puis Les dragueurs, tournée la même année.
François Truffaut, icône de la « Nouvelle Vague », lui offre son premier grand rôle dans un film noir, Tirez sur le pianiste, en 1960. Puis, l’année qui suit, ce sera Un taxi pour Tobrouk de Denys de la Patellière et ses dialogues signés Michel Audiard.
Le public est saisi par ses prestations et oublie avec une facilité déconcertante le déversoir des mots nauséabonds du passé… Aznavour est à la croisée des chemins. La chanson, le cinéma… Il faut choisir.
Si le cinéma lui réussit plutôt bien, pour la chanson il en va autrement. Il est même sur le point de jeter l’éponge. Mais un soir de décembre 1960, à l’Alhambra, il ose chanter une chanson rejetée par d’autres, Je m’voyais déjà…
La chanson, finalement banale, parle d’un vécu où se mêle l’espoir d’une conquête, celle d’être une grande vedette. Je m’voyais déjà contient des mots simples, des phrases limpides, sans ornement inutile. C’est « L’envers du décor » comme il dit quand il évoque la chanson.
Le déclic, la communion avec les spectateurs vient de se produire. Il aura fallu presque deux décenniesde combat pour que Charles Aznavour s’impose enfin sur les planches.
Dès lors, tout change. Le chanteur Charles Aznavour adulé par le public et la critique amorce un virage à 180 degrés.
Avec son swing impeccable et sa mélodie limpide, c’est Je m’voyais déjà, éditée en 1960, qui marque l’arrivée de Charles Aznavour dans la cour des grands.
Je m’voyais déjà, en haut de l’affiche », ces célèbres paroles semblent de prime abord autobiographiques, tant elles correspondent aux premières années de carrière de Charles Aznavour. Mais ce n’est pourtant pas de lui dont il est question dans cette chanson. Le chanteur au « complet bleu » est un artiste qu’Aznavour a pu voir et entendre dans un cabaret de Bruxelles, un artiste qui donne tout à son public mais à qui le public ne rend rien, car la magie ne prend pas, inexplicablement. Avec Je m’voyais déjà, Charles Aznavour, lui, rencontre son premier grand succès populaire, et fini les « minables cachets, les valises à porter, les p’tits meublés et les maigres repas.
Le son de ses disques se modernise, grâce à un arrangeur, Paul Mauriat, avec qui il travaillera jusqu’en 1966. Paul Mauriat est à l’origine de la couleur musicale de dizaines de chansons d’Aznavour dans les années 1960. Son rôle, dit-il alors, n’est pas de contrarier le chanteur avec un arrangement, mais de le servir avec humilité.
Néanmoins, la griffe de Mauriat est immédiatement reconnaissable car il crée des introductions très personnelles (Les Comédiens, La Mamma, La Bohème, Je t’attends, For me Formidable…), suivies d’arrangements plus discrets, qui s’affirment à nouveau en milieu de chanson et(ou) à la fin de celle-ci.
Le Tout-Paris vient assister à sa première à l’Olympia, le 17 janvier 1963, Johnny Hallyday, Catherine Deneuve, Jules Dassin et Melina Mercouri, Dalida (pour qui il chante ce soir-là : Tu exagères), Charles Trenet et Jean Marais.
« Hier encore, j’avais 20 ans. Je caressais le temps et jouais de la vie, comme on joue de l’amour et je vivais la nuit sans compter sur mes jours qui fuyaient dans le temps. » La nostalgie est l’un des principaux ingrédients utilisés par Aznavour. Beaucoup de ses chansons évoquent le temps qui passe, la mélancolie, le souvenir d’une enfance heureuse et insouciante. Mais la nostalgie est toujours couplée, dans ses chansons, d’une puissante mélodie. En témoigne Hier encore dont les paroles ont été réécrites et adaptées dans d’autres langues (anglais, italien, japonais) et dont l’air a conquis plusieurs générations d’artistes. De Dusty Springfield à Elton John, en passant par Julio Iglesias, Hier encore est l’une des chansons françaises les plus reprises sur la scène internationale.
Entraîné par la réputation du film de François Truffaut Tirez sur le pianiste, Aznavour triomphe à New York en 1963. A son arrivée, il placarde des affiches à travers la ville pour annoncer son spectacle. Eddie Barclay mobilise un avion et amène une centaine de personnes, journalistes et familles des musiciens, pour assister à sa première au Carnegie Hall, la légendaire salle new-yorkaise.
« Mon imprésario me disait : “Mais personne ne te demande à New York !” J’ai loué le Carnegie Hall… j’ai fait salle comble : 3 400 places… Je ne parlais pas anglais, j’avais installé un pupitre et je lisais mes textes. Les Américains ont trouvé ça follement naturel… »
Pour son deuxième passage à Broadway en 1965, la critique américaine tombe sous le charme et le baptise le « gentil petit Français ». Son public devient presque entièrement américain. Têtue, la presse britannique continue de le surnommer « Aznovoice ».
Charles Aznavour ira souvent aux Etats-Unis. Prince de Broadway, il y donne des récitals où les chansons originales – comme Au creux de mon épaule, La Bohème, Paris au mois d’août… – sont autant applaudies que leurs versions américaines – The Old Fashioned Way, Yesterday, When I Was Young – qui furent servies par des interprètes prestigieux, tels Frank Sinatra, Liza Minnelli, Bing Crosby, Ray Charles, Fred Astaire, Roy Clark… ou par lui-même (She, They Fell).
En décembre 1965, Charles Aznavour, qui savoure un nouveau succès avec Que c’est triste Venise (1964, paroles de Françoise Dorin), est à Paris pour la mise en scène de sa première opérette, Monsieur Carnaval, interprétée par Georges Guétary et Jean Richard.
« Je vous parle d’un temps, que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître. Montmartre en ce temps là, accrochait ses lilas jusque sous nos fenêtres. » Qui ne connaît pas ces paroles ? Elles sont entrées dans la légende, devenues l’emblème du chanteur mais aussi de la ville de Paris, que l’on aime tant se représenter comme une ville de bohème. Ce Paris chanté par Aznavour, c’est celui du peintre Rodolphe dans La Bohème de Puccini, des artistes du Moulin Rouge ou de Gene Kelly dans Un Américain à Paris. Écrite et composée par Jacques Plante, La Bohème était originalement destinée à une opérette, Monsieur Carnaval, mais Charles Aznavour l’interprète avant même que ne soit créé le spectacle. Si cet épisode n’a pas été sans causer quelques torts au chanteur, son interprétation lui a valu l’un de ses plus grands succès.
Franc succès, l’opérette vit aussi par une chanson qui en est extraite, La Bohème, dont Jacques Plante (l’auteur de For Me, formidable) a écrit les paroles.
La France entière fredonne alors « Je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître ». Avec simplicité et profondeur, Charles Aznavour touche alors toutes les tranches d’âge et toutes les catégories sociales.
Sources : www.chantefrance.com – www.lemonde.fr – www.francemusique.fr – www.cadenceinfo.com
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CREDITS :
Conductor – Paul Mauriat
Illustration [Original Drawings Of « Aznavour Story »] – R. Hovivian*
Lead Vocals – Charles Aznavour
Liner Notes – Yves Salgues
Orchestra – Paul Mauriat Et Son Orchestre*