On peut remercier Sonny & Cher pour ce personnage historique du funk de La Nouvelle-Orléans. Alors qu’ils filment une émission de télévision à l’automne 1967, le duo fait don à l’un de ses musiciens de studio d’une partie du temps d’enregistrement qu’il a réservé : c’était Malcolm Robert Rebennack, pianiste et guitariste itinérant de la Nouvelle-Orléans.
Installé à Los Angeles dès 1965, il forme et déforme plusieurs groupes, et s’intègre dans le milieu des studios également comme producteur et arrangeur (notamment pour Phil Spector), puis sous l’influence de sa sœur aînée Bobbie, il crée un personnage pittoresque et mystique : Dr John Creaux The Night Tripper, inspiré de l’imagerie vaudou de la Louisiane et son surnom d’un sorcier du 19ème siècle de La Nouvelle Orléans.
Dr John Gris Gris
Il demande au chanteur Ronnie Baron de jouer le rôle de Dr. John, mais le manager de Baron le met en garde contre les dangers des pratiques vaudoues.
Après un long travail de persuasion de la part de son percussionniste, Richard Didimus Washington, Rebennack endosse le rôle, à contrecoeur, à la tête d’un groupe de musiciens de La Nouvelle-Orléans exilés à Los Angeles.
Dès son premier album, Dr John régurgite toutes les manières de sa ville natale : costumes délirants portés par les Indiens pour le carnaval, second line strut (jazz-funk local typique), dirty dozens (groupe informe de musiciens suivant les enterrements) et bien sûr le funk et le vaudou martelé par la batterie de John Boudreaux.
C’est en 1967 que l’occasion se présente d’enregistrer un véritable album. Avec l’aide de Harold Battiste, le groupe perruque aux studios Gold Star. Cela se passe sur le temps des séances de Sonny And Cher. Dès qu’ils annulent, Dr John (leur pianiste) rassemble ses troupes personnelles et enregistre ses propres compos.
L’album qui sort de ces traffics, « Gris-Gris », est un sept titres. Beaucoup de rythmes, de percussions et de guitares, peu de claviers. Mac joue l’orgue sur « Marna Roux » et « Danse Kalinda » et chante. Le groupe offre deux bassistes (Harold Battiste et Bob West) et un percussionniste fou, le fameux Didimus.
Pour moi, ce disque était un hommage à la vraie musique vaudou de La Nouvelle-Orléans, la musique jouée dans les églises vaudou ou dans les minstrels-shows. Je pensais faire un disque de musique locale, destiné à un public local, dont je ne vendrais pas un exemplaire en dehors de la Louisiane. Je le voyais comme un bon disque à valeur documentaire, une tranche d’histoire : l’enregistrement d’un type de musique qui était en train de disparaître. Mais les promoteurs du rock psychédélique ont aimé cette musique et nous ont trouvé des concerts dans les festivals psychédéliques. C’était cool, mais nous ne fréquentions pas les communautés psychédéliques, nous nous sentions plutôt proches des beatniks. Les deux routes se sont croisées et ça a donné naissance à quelque chose de nouveau. (Dr John Gris Gris)
L’époque est à la recherche, à la création, à la fulgurance générale. Qu’il suffise de dire que ce disque roots sera l’un des trois gros hits underground anglais de 1968, entre Mothers Of Invention et Hapchach And The Coloured Coat.
Dans un premier temps, Ahmet Ertegun écoute les bandes — c’est lui qui édite Sonny And Cher — et n’apprécie guère, parlant de « caca boogaloo ». Mais il est impressionné par ce pianiste qui fume à la chaîne des cigarillos et a réussi à enregistrer son projet sans aucun moyen.
J’étais en pleine séance d’enregistrement pour Bobby Darin quand Ahmet Ertegun a déboulé en studio à ma recherche. Pourquoi tu m’as donné cette merde ? Comment pouvons-nous commercialiser cette merde de boogaloo ? Il a perdu environ 15 minutes du temps de studio de Bobby Darin à me crier dessus. Et je me dis : « Oh, ce disque ne verra jamais le jour. » On peut dire ce que l’on veut sur Ertegun, mais l’argent n’était pas sa seule motivation. L’homme avait une oreille et une passion pour la musique. Il a accepté de sortir l’album. Les prestations scéniques qui ont suivi ont contribué à faire de cet album un petit succès contre-culturel : « C’était un spectacle dans la tradition de la Nouvelle-Orléans. (Dr John Gris Gris)
Le disque sera donc publié sur Atco (label de recherche du groupe Atlantic) et sera un joli succès underground sans que la compagnie dépense un centime en publicité, strictement de bouche à oreille. Car Dr John offre ici deux morceaux mythiques qu’il joue encore aujourd’hui : « Marna Roux » et « I Walk On Guilded Splinters », qui sera l’un des hymnes du mouvement, repris par Cher, Humble Pie comme Paul Weller.
Mais c’est sur le premier titre que la personnalité étonnante apparaît pour la première fois : « Ils m’appellent Dr John, le Night Tripper/ Un sachet de mojo à la main/ Revenant d’un voyage dans le bayou/ Je suis le dernier des hommes gris-gris ».
L’incantation des voix mélangées, la mélopée sinueuse (« gris-gris gumbo yaya » répété sur tous les tons) la transe vaudoue, le mystère des origines : peu de choses manquent dans ce disque.
Une série de concerts trippant (avec deux basses ) donne le ton : Dr John veut imposer un vrai spectacle, inspiré autant par Screamin’ Jay Hawkins que par les arnaqueurs de Louisiane, mystiques vendeurs d’huile de serpent miraculeuse.
Dr John Gris Gris présente une Nouvelle-Orléans avec des fanfares, de la musique créole, des chants sauvages des prêtres vaudous et des rythmes latinos fracassants. Mais ce chaos sonore est contrebalancé au moyen d’un rhythm and blues pur.
Walk on gilded splinters, tout en voix râpeuses et déformées, mandolines résonnantes et tambours, donne le ton. C’est un groove crépusculaire qui engendrera des centaines de samplers. Mama Houx est un morceau funk élastique qui influencera Sly Stone, tandis que Rebennack joue une ligne de basse entrainante sur les pédales de son orgue Hammond.
Le bon Docteur explorera en solo le stride piano, la musique fondamentale du Sud, le heavy funk avec les Meters, et reprendra même Duke Ellington et Ray Charles dans un style très « Sud profond ». Mais Gris Gris demeure à part.
Sources : https://weirdsound.net – FOUDEROCK.com – www.Qobuz.com – www.discogs.com – www.telerama.fr
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CREDITS :
Enregistré en 1967 au Gold Star Studios, Los Angeles – Atco records
- Bass – Senator Bob West*, Dr. Battiste*
- Congas – Dido*
- Design [Album Design] – Marvin Israel
- Drums – Dr. Boudreaux*
- Flute – Dr. Bolden*
- Guitar [Bottleneck] – Dr. Mann*
- Mandolin – Dr. McLean*
- Percussion – Dr. Ditmus*
- Photography By [Cover & Backliner] – Raphael (19)
- Producer, Arranged By – Harold Battiste
- Saxophone – Govenor Plas Johnson*