Enregistré fin 68 dans la fournaise du Tennessee avec l’équipe habituelle qui œuvrait pour Aretha Franklin, le classique Dusty in Memphis est beaucoup plus qu’un disque de soul dépigmentée. C’est un album de chansons blanches (Goffin & King, Randy Newman et même Michel Legrand en sont les auteurs) livrées à la magie noire, gorgées d’une sève bouillante et infectieuse, parfois affinées sous la pluie veloutée des violons, l’ensemble préfigurant le tournant qu’allait bientôt prendre la soul durant les funky seventies.
En 1968, l’avenir semble scellé. La pop est out et le rock psyché in. Les interprètes de sexe féminin ont du mal à trouver des chansons à succès. Dusty Springfield ne fait pas exception. Ses derniers tubes, que ce soit d’un côté de l’Atlantique comme de l’autre, remontent à l’été 1966.
Dusty Springfield Dusty in memphis
Ahmet Ertegun, directeur visionnaire d’Atlantic Records, n’a pas d’idée précise sur ce qui deviendra Dusty in memphis mais comprend qu’elle est une interprète aussi douée qu’Aretha Franklin. Il veut la faire enregistrer en studio avec l’orchestre qui a fait le succès de la diva soul.
Dusty Springfield décide de confier sa destinée au mythique label et s’envole en septembre 1968 pour les States. Une session est calée avec les Memphis Cats (sessionmen d’Elvis et de Wilson Pickett) le guitariste Reggie Young et le bassiste Tommy Cogbill, les plus fines gâchettes d’Atlantic.
Ahmet Ertegun confie à ses hommes de confiance, Jerry Wexler en tête, accompagné de l’arrangeur Arif Mardin et de l’ingénieur du son Tom Dowd, le soin de produire l’album qu’il a en tête.
Ce qui s’annonçait comme un rêve de producteur tourne vite à la bérézina. Jerry Wexler a réservé un créneau à Muscle Shoals, en Alabama, et a choisit lui-même 80 chansons pour Springfield : de la soul gospel comme Son of a Preacher Man (qu’Aretha Franklin reprendra plus tard) à des ballades comme The Windmills of Your Mind.
Dusty Springfield, qui a pour habitude de sélectionner rigoureusement les titres qu’elle interprète (pour la chanteuse, « dire oui à une chanson équivaut à un engagement à vie »), refuse d’entrée toutes les suggestions de Jerry Wexler. Après d’âpres négociations, elle en accepte finalement 15. Entre temps, il n’y a plus de place au Muscle Shoals. Jerry Wexler l’emmène à Memphis.
Situé dans un quartier d’affaires de la ville, le studio vaut pour sa légende plus que pour son atmosphère : il était « dépouillé, fonctionnel, pas très beau », raconte le producteur. Les musiciens du studio qui travaillaient avec Wexler et les coproducteurs Arif Mardin et Tom Dowd pour enregistrer les pistes de base apprirent vite à ne pas attendre Springfield, qui ne pouvait venir sans être maquillée, ce qui prenait des heures.
En fin de compte, elle ne chanta pas une seule note. « Je n’ai même pas pu enregistrer une démo de sa voix, rapporte Wexler. Elle était habituée à enregistrer avec un orchestre, et nous lui demandions de chanter les parties vocales seule. Les artistes habitués à chanter accompagnés se sentent perdus. »
La production se poursuit à Manhattan, où Mardin et Dowd ajoutent des cordes, des cuivres et une cithare hongroise. Springfield « avait absorbé ce qui s’était passé à l’American », selon Wexler. Sa voix trouva l’esprit soul qu’elle avait tant cherché, mais seulement quand les pistes de l’accompagnement furent poussées à plein volume. «Je ne comprendrai jamais comment elle arrivait à sortir cette voix sans s’entendre elle-même. »
De ce chaos va naître un vrai chef-d’œuvre, de la finesse des musiciens à la justesse de la production. Et puis, il y a la voix de Dusty Springfield, ce mezzo-soprano subtilement voilé, mis au service d’un tracklisting taillé sur mesure par les inévitables Jerry Goffin, Carole King, Burt Bacharach, Al David ou encore Randy Newman, jeune auteur-compositeur alors inconnu.
Sans l’énergie brute d’une Aretha, à qui le morceau était initialement destiné, mais avec une force et une expressivité qui n’appartiennent qu’à elle, la chanteuse s’empare de Son of a Preacher Man, dont elle fait un classique instantané.
Le reste de l’album se nourrit d’un équilibre miraculeux entre brûlots cuivrés (l’euphorisant Don’t Forget About Me), ballades fiévreuses (Just a Little Lovin’, Just One Smile, No Easy Way Down…) et embardées easy-listening éclaboussées de cordes panoramiques, telle The Windmills of Your Mind, une composition de Michel Legrand tirée de la B.O. de l’Affaire Thomas Crown.
Avec Breakfast in Bed, Dusty se met dans la peau de l’icône gay qu’elle n’est pas encore – au fil des années, le morceau deviendra un hymne de la communauté LGBT.
Dusty in Memphis, qui sort en mars 1969, s’avère un bide monumental. Incidemment, en suggérant aux pontes d’Atlantic d’engager un petit groupe de sa connaissance, pas encore baptisé Led Zeppelin, Dusty Springfield aura elle-même contribué au déclin de cette pop-soul de luxe dont elle était la plus vibrante dépositaire.
Elle ne se remettra jamais vraiment de cet échec, s’enfonçant dans un semi-anonymat émaillé de comeback circonstanciés, telle sa collaboration avec les Pet Shop Boys, à la fin des années 1980.
Sources : www.rollingstone.com – www.discogs.com – www.allmusic.com – www.bbc.co.uk
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CREDITS :
Enregistré en septembre 1968 – Memphis et NYC (USA) – Atlantic
- Dusty Springfield : chant
- Arif Mardin : arrangements cordes et cuivres
- Tom Dowd : arrangements cuivres
- Gene Orloff : chef d’orchestre
- The Sweet Inspirations : chœurs
- Reggie Young : guitare, sitar
- Tommy Cogbill : basse, guitare
- Bobby Emmons : orgue, piano, piano électrique, congas
- Bobby Wood : piano
- Gene Chrisman : batterie
- Mike Leach : congas
- Ed Kollis : harmonica
- Dusty Springfield Dusty in memphis