Étrangement, près de quatre décennies après sa fondation, le label de Munich ECM records ne fait toujours pas l’unanimité, malgré la qualité, l’abondance et le prestige de ses productions. Le contraste entre le style de ces deux pianistes, celui qui en est et celui qui n’en est pas, vient renforcer l’impression d’un label réticent à s’affranchir de ce qu’ont été ses références, comme s’il devait toujours refléter dans ses productions, plus ou moins consciemment, ce qui a fait sa gloire, sa singularité (et sa fortune) au point de, parfois, frôler la caricature.
Le désamour qu’une partie du monde du jazz entretient à l’égard ECM records tient à ces spécificités, ces partis pris, ces engagements, ces fidélités au fondement du label. On le sait, ECM est l’œuvre d’un homme qui, bien qu’il emploie toujours le « nous » lorsqu’il évoque son travail, a posé seul les principes esthétiques qui ont défini l’identité du label. Manfred Eicher, à 70 ans passés, a gardé intacte la passion qui l’animait lorsqu’en 1969, jeune contrebassiste, il s’engagea dans la production.
Longtemps réputé perdu, le documentaire See The Music (1971) de Theodore Kotulla fait découvrir, un brin hésitant sinon perplexe, un jeune Eicher à la contrebasse immergé dans une répétition avec Marion Brown et Wadada Léo Smith, figures du free jazz alors installées en Europe qui, l’un comme l’autre, dans des séquences d’interview « planantes » décrivent, à grand renfort de métaphores cosmogoniques, leur conception de la musique.
Le film vient rappeler dans quelle période de remise en question généralisée et d’utopies ECM records a vu le jour, à la fin des années 1960, au terme d’une décennie où non seulement le jazz mais aussi l’ensemble des musiques populaires et la société occidentale étaient secoués par le désir de révolution.
ECM records est né dans ce tumulte, et le titre de sa première référence – Free At Last, du pianiste Mal Waldron, paru le 1er janvier 1970, à l’orée d’une nouvelle décennie – résonne, ainsi que se plaisent à le souligner les commissaires, comme le slogan d’une époque qui aspirait à autre chose, cette « new thing » à laquelle Eicher lui-même tenta de prendre part, notamment, en tant que musicien.
Au-delà du jazz
On comprend mieux qu’ECM se soit positionné, du plan esthétique, en allant délibérément voir ailleurs. Et que Eicher ait ouvert son label à ceux qui tentaient alors de faire de la musique autrement, à distance des canons, au-delà du langage établi et des usages. ECM s’est construit non pas « contre » mais « par- delà » ce qu’avait été le jazz, célébrant ceux qui avaient renversé les règles, plutôt que cherché à les rénover. Ornette plutôt que Bird.
Les lignes de force suivies par Manfred Eicher ont révélé que le jazz pouvait s’envisager selon d’autres perspectives, légitimant, à l’encontre de ceux qui voyaient dans son histoire un déroulement linéaire assorti d’un panthéon aux figures inamovibles, les lignes de fuite, les chemins buissonniers, les échappatoires, les insolites, les avant-gardes. Cela s’est traduit en termes d’hommes.
Don Cherry plutôt que Freddie Hubbard. Paul Motian plutôt que Philly Joe Jones. Miroslav Vitous plutôt que Charles Mingus. Chick Corea plutôt que Herbie Hancock. L’Art Ensemble of Chicago plutôt que Music Inc. Charles Lloyd plutôt que George Coleman. John Abercrombie plutôt que Grant Green.
À contre-courant de la doxa qui avait érigé le be-bop en péché originel du jazz moderne et ses figures tutélaires en modèles insurpassables, Manfred Eicher a renversé un ordre établi, proposant d’autres bases pour fonder une esthétique. Le folk plutôt que le blues. Les basses libres plutôt que la walking. Le rubato plutôt que le swing. Le silence plutôt que la fièvre. Le climat plutôt que l’atmosphère. La lenteur plutôt que la vitesse. La fusion plutôt que le funk.
Tout ce qui dans le jazz avait jusqu’alors eu trait à une forme d’olympisme – plus vite, plus haut, plus fort – était gommé chez ECM records au profit d’épanchements lyriques, d’abstractions minutieuses et d’imbrications de textures qui entretenaient plus de correspondances avec l’art contemporain qu’avec les fondements traditionnels du jazz. Comme si, disons- le, de cette Great Black Music, ECM avait laissé tombé le terme intermédiaire.
Une nouvelle géographie du jazz
En mettant en exergue dans la seconde salle, le premier disque de Mal Waldron, le quartette de Belonging de Keith Jarrett avec le saxophoniste norvégien Jan Garbarek, l’Art Ensemble of Chicago et le compositeur Steve Reich, l’exposition soulignait combien l’imaginaire rêvé d’ECM records s’est positionné à l’intersection de différentes sphères dont le jazz « canal historique » n’était qu’une composante, pas forcément la plus importante. Le succès du Kôln Concert qui reste à ce jour, avec Kind Of Blue, l’un des disques de jazz les mieux vendus au monde, a fait le reste, malgré le solipsisme musical de Keith Jarrett, qui n’a pas cessé d’agacer certains.
En se désignant comme maison d’édition musicale contemporaine (c’est le sens de l’acronyme ECM), Manfred Eicher entendait ne pas être une maison de disque comme les autres dans une industrie (alors florissante) où le hit était au bout de la rue.
Dans un monde encore fracturé par le rideau de fer, il révéla une autre géographie du jazz, dont les représentants, principalement Scandinaves, avaient comme lui oscillé entre la fascination pour les hérauts du free expatriés et l’invention d’une nouvelle musique de chambre.
Les Norvégiens (Garbarek, Teije Rypdal, Arild Andersen, Jon Christensen) furent présents dès le début. Ce soutien sans cesse renouvelé aux jazzmen européens aura, plus qu’aucun autre, contribué à ériger l’idée d’une musique désormais mondialisée, et les formations cosmopolites suscitées par Eicher (Codona qui réunit Don Cherry, le joueur de sitar Collin Walcott et le percussionniste brésilien Nana Vasconscelos ou Magico avec Garbarek, le guitariste brésilien Egberto Gismonti et Charlie Haden) à rendre manifeste l’avènement d’un véritable espéranto musical.
D’Oslo à New York, Eicher aura provoqué un nombre considérable de rencontres, révélant chez certains musiciens américains (Jack DeJohnette, mais surtout Paul Motian) des penchants que les labels américains ne laissaient guère entrevoir. Il aura également contribué à véhiculer, par son soutien à Dave Holland, les concepts du M-Base et les métriques impaires qui ont tant fertilisé le jazz contemporain. De voix, enfin, il ne saurait en être que de singulières chez ECM, de Norma Winstone à Elina Duni en passant par Annette Peacock et Susanne Abbuehl.
Label modèle
De la prise de son (sur laquelle on a tant glosé) jusqu’aux visuels atmosphériques des pochettes, l’exigence apportée à la production des disques et au façonnement d’un « esprit maison » jusque dans les moindres détails a fait école et l’on ne compte plus les labels, défunts ou actifs, qui ont pris ECM pour modèle. Souvent imité, jamais égalé.
De Pi Recordings à Cam Jazz, de Sketch à Pirouet en passant par Thirsty Ear ou Cleen Feed, son empreinte est visible et ces labels ont parfois marché sur ses plates-bandes, recrutant d’anciens artistes affiliés ou anticipant leur découverte par le label allemand. Reste que dans un marché en dématérialisation, les valeurs qui ont servi de clef de voûte à l’identité du label – qualité du son, subtilité des nuances, singularité visuelle, élégance des éditions – semblent soudain d’un autre temps.
Demeurant à bonne distance des réseaux sociaux, peu enclin à sortir de sa tour d’ivoire, ECM est pourtant rattrapé par la crise. Paradoxe : alors même qu’un musée consacre la contribution du label à l’histoire des arts, Universal qui le distribue en France, a congédié Marie-Claude Nouy qui, pendant plus de vingt ans, fut son ambassadrice dévouée à Paris !
La capacité du label à se renouveler est parfois source d’interrogations tant les disques de certaines nouvelles recrues semblent vouloir coller à un certain idéal ECM au risque d’ériger les principes en dogmes. Manfred Eicher, lui, veut croire à ce qui a toujours fait son succès comme à une recette immuable. Il reste l’oreille aux aguets, à la recherche de ceux qui font le jazz d’aujourd’hui.
À preuve, un peu tardivement, certes, il s’est remis en cheville avec la scène new-yorkaise. L’idée de l’exposition ne l’avait pas, au premier abord, enchanté. Son œuvre reste, pour lui, inachevée. Mais que cette rétrospective qui consacre tant d’artistes passeurs et défricheurs trouve sa place dans un bâtiment édifié selon la doctrine de l’architecture nazie où furent dénigrées les différentes formes d’art dit « dégénéré » est un joli retournement de l’histoire, qui souligne d’autant mieux le respect qu’impose l’engagement de ce libre penseur en faveur des musiques inouïes.
comment le ministère de la culture en France a t il pu ignorer et ne jamais honorer le travail et l’homme qui reste l’âme du label ECM
En cette année qui marque le 50 ème anniversaire de cette magnifique aventure musicale (et graphique ) il serait temps que tout ce petit monde se réveille
mais a t’on encore une ambition et une vision de la culture au sens universel
manfreid eicher est comme ce vieux berger de » l’homme qui plantait des arbres » de jean giono
chaque disque est un de ses rejetons, avec des essences, couleurs differentes
une magnifique forêt qu’il nous lègue gracieusement et qu’il nous appartient de sauvegarder et de faire croître
un splendide territoire que nous nous devons d’arpenter avec les sens grands ouverts et l’âme pleine d’appétit d’inouï
merci monsieur Eicher tout simplement