Après le succès de je t’aime moi non plus, Serge Gainsbourg l’avoue : il est temps de passer aux choses sérieuses. Et les choses sérieuses, c’est un concept-album comme la pop en délivre alors, de Sgt. Pepper’s (Beatles) à la Mort d’Orion (Gérard Manset) en passant par le double album Amour Anarchie de Léo Ferré. Les choses sérieuses, c’est de s’imposer à part entière comme interprète, de ne plus se disperser dans les œuvres de commande.
Sa lecture, quelques années plus tôt, du Lolita de Nabokov l’a profondément marquée, moins pour la nymphette que le récit met en scène que pour l’homme d’âge mûr qui s’en éprend. A la suite de sa rencontre avec l’arrangeur Jean-Claude Vannier, il se lance progressivement dans ce qui, à la suite d’un très long processus de création entre Londres et Paris, deviendra l’Histoire de Melody Nelson, album-concept avant l’heure…
Histoire de Melody Nelson
Tout commence en 1970. Serge vient de signer la bande originale « Cannabis ». Il est à Londres et y aborde Jean Claude Vannier.
« J’ai rencontré Serge Gainsbourg à Londres. Il logeait dans une petite maison à Chelsea avec Jane, et moi dans une chambre sens dessus dessous à l’hôtel Cadogan. Après l’enregistrement de la musique d’un film de Robert Benayoun, que nous avions écrite ensemble, Serge me parle d’un projet, “histoire de Melody Nelson”. Comme j’attends les détails, il me dit : “Je n’ai que le titre. Pas de musique, pas de paroles, rien. As-tu quelque chose dans tes tiroirs ?” (…) J’ai écrit certaines musiques, Serge d’autres, et nous avons conçu toute une suite de chansons : il y en avait même une qui s’appelait Melody au zoo.
Jean Claude Vannier
Première étape d’Histoire de Melody Nelson : du 21 au 23 avril 1970, ils posent au studio Marble Arch de Londres, les schémas rythmiques des sept morceaux du disque, des batteries, basses, guitares, voués à être utilisés comme des patterns modulables.
J’aimais l’ambiance cosy des studios londoniens. Les tapis s’étalaient dans le studio, cela lui donnait des airs d’appartement. Les musiciens anglais de l’époque n’étaient pas des rockers sauvages. Ils mêlaient leur modernisme à un côté « thé de 5 heures » que j’aimais beaucoup. La qualité des musiciens a fait beaucoup pour le disque. Quelque temps après, notre bassiste Herbie Flowers a joué dans Walk on the Wild Side de Lou Reed.
Jean Claude Vannier
Pour l’instant, ils n’ont aucune idée de ce qui va suivre, pas plus qu’ils n’ont de modèles. Ils n’ont qu’un titre auquel ils s’accrochent : histoire de Melody Nelson.
Ils pensent en faire un personnage sur le modèle de la bande dessinée Bécassine, dont on suivrait les aventures successives (Bécassine à la plage, Bécassine fait du vélo, etc.). Mais toujours pas de texte.
On se téléphonait toutes les nuits – avec Serge Gainsbourg -, on se voyait, on échangeait des idées assis l’un en face de l’autre, avec pour étalon la chanson Les Petits Pavés, de Maurice Vaucaire et Paul Delmet, un texte exemplaire. Il me soutenait: « A nous deux, on est Cole Porter. » C’était un travail d’équipe. Jane a trouvé le nom de Sunderland. Mon père, celui du modèle de la Rolls: Silver Ghost. Mais les paroles piétinaient: il avait juste trois lignes par-ci, trois lignes par-là. Serge plongeait dans le Dictionnaire de rimes d’Albin Michel, celui avec une couverture bleue qui comportait en préface un essai sur la poésie avec des sonnets de José Maria de Heredia. Il s’est alors débrouillé pour que les textes de Melody Nelson forment des sonnets, pour que les mots aient une intensité dramatique, une « forme dangereuse » à la Heredia. D’après lui, cette structure poétique le faisait entrer dans la case écrivain. Ensuite, l’écriture de Melody Nelson est devenue exponentielle: c’était un peu Bécassine aux sports d’hiver, au zoo… Mais toujours pas d’histoire. On avait conscience qu’on s’attaquait à quelque chose de paranormal. Serge croyait qu’on aurait un tas de covers (reprises) – il adorait ce mot -et rêvait d’une Ballade de Melody Nelson chantée par Richard Anthony. »
Jean Claude Vannier
Rentrés à Paris, les deux compères sélectionnent les meilleurs moments sur lesquels Vannier écrit des cordes. Pour l’enregistrement de histoire de Melody Nelson, Jean-Claude Vannier demande aux époux Gonet, régisseurs de cordes, de lui fournir un orchestre. Une trentaine de cordes de l’opéra de Paris débarquent en mai 1970 au studio des Dames. Serge repart avec le play-back orchestre.
Apparemment Gainsbourg avait tenté une adaptation du ‘Lolita » de Nabokov. Mais le vieux maître lui avait apposé une fin de non-recevoir glaciale. Serge décide donc de faire sa version. Le processus d’écriture est long, pénible.
Dix mois passent pendant lesquels Serge Gainsbourg s’épuise à écrire les textes. Il a vu les films d’enfance de Jane en super 8 la montrant à la plage, cheveux courts, puis en socquettes blanches. Il est fasciné par ce trouble androgyne qu’il superpose à l’image de la femme adulte.
Deux autres sources d’inspiration complètent le personnage d’histoire de Melody Nelson : le long poème funèbre se situant à la fin du roman Lolita et le poème les conquérants de José Maria de Heredia, notamment pour sa construction en sonnet.
Finalement, en janvier 1971, les voix peuvent être posées au studio des Dames.
Au volant de sa Rolls Royce Silver Ghost de 1910, Serge Gainsbourg percute le vélo d’une adolescente aux cheveux rouges, Melody Nelson. Beat minimal de grosse caisse-charleston fermé-caisse claire, basse au médiator et guitare saturée.
Puis, solo de guitare d’Alan Parker sur une note. Là, Serge Gainsbourg a l’idée d’une roue de vélo qui tourne dans le vide. Il s’avance vers Melody Nelson; lui demande son nom. Elle lui répond. Le chanteur-récitant s’éprend de cette « adorable garçonne » à laquelle Jane Birkin prête sa petite voix.
Après avoir consommé leur amour dans la chambre « de Cléopâtre » d’un Hôtel Particulier, Melody-Lolita trouve la mort dans le crash d’un Boeing 707.
Peu après la sortie de l’album, Gainsbourg s’explique à ce sujet « C’est à cause du culte du cargo que j’ai écrit Melody Nelson. (…) Les Papous qui le célèbrent sont un des peuples les plus déshérités du monde. Ils regardent passer les avions dans le ciel, construisent des totems qui leur ressemblent grossièrement et prient pour que le ciel fasse dégringoler un de ces avions-cargos, leur livrant ainsi les richesses. (…) Dans le disque, je pratique le culte du cargo pour que l’avion me rende Melody. Je trouve que c’est une belle religion. »
A sa sortie, le 24 mars 1971, le concept-album fait un flop monumental. Au fil des années il atteint un statut de disque culte, notamment auprès des anglo-saxons : Placebo, Portishead, Beck, Jarvis Cocker, Sean Lennon, Michael Stipe (REM) et Charlotte Gainsbourg, entre autres, ont repris des morceaux d’Histoire de Melody Nelson.
Sources : notes de pochette – https://fr.wikipedia.org
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CREDITS :
Enregistré entre avril 1970 et février 1971 (Studio Marble Arch, Londres) et (Studio des Dames, Paris) – Philips
Alan Parker : guitare – Vic Flick : guitare – Dave Richmond : basse – Brian Odgers : basse – Herbie Flowers : basse – Alan Hawkshaw : claviers – Brian Bennett : batterie – Dougie Wright : batterie (bien qu’il semblait être en tournée aux USA à ce moment…) – Jean-Claude Vannier : composition, orchestration, direction musicale – Jean-Luc Ponty : Violon (Electrique) – 50 musiciens du grand orchestre à cordes des Jeunesses Musicales de France : Cordes – 70 choristes des Chœurs de l’Opéra comique : Choeurs – Production : Jean-Claude Desmarty – Prise de son : Jean-Claude Charvier – Assistant : Rémy Aucharles – Mastering : Jean-Marie Guérin – Réédition : Jean-Yves Billet
Chronologie des enregistrements d’Histoire de Melody Nelson : Playbacks sections rythmiques et piano enregistrés du 21 au 23 avril 1970 au Studio Phillips de Marble Arch à Londres – Playback grand orchestre et chœurs enregistrés les 4, 5, 8 et 11 mai 1970 au Studio des Dames à Paris – Voix enregistrées le 14 janvier 1971 au Studio des Dames – Mixages : 1, 2 et 4 février 1971.