Quel est le point commun entre Alexandre Soljenitsyne et les Daleks de Dr Who, Winston Churchill et le Pack Jam’s des Jonzun Crew ou encore Joseph Staline et Milli Vanilli ? Le vocodeur.
Du discours politique à la rengaine disco, ils ont tous eu recours à un moment ou l’autre à un vocodeur pour diffuser leurs messages. C’est en grande partie ces relations insoupçonnées que Dave Tompkins s’est employé à relever dans son ouvrage « How to Wreck a Nice Beach : The Vocoder from World War II to Hip-hop ».
Bien avant de permettre aux chanteurs d’avoir une voix machinique, le vocodeur répondait à des finalités beaucoup plus prosaïques.
Lancée sur le marché en 1939 par la firme AT&T, cette technologie de synthèse vocale visait à optimiser les conversations téléphoniques. En partie pour réduire le coût des appels longue distance, mais surtout pour offrir un mode de télécommunications suffisamment cryptées, le nom est une contraction de « voice » et « coder », pour ne pas être interceptées par les forces ennemies.
Ce jour là, Dabe Tompkins est invité par le magazine Wire pour faire une conférence au mythique Café Oto de Dalston. Une foule compacte s’est déplacée pour suivre ce cours magistral d’histoire contemporaine. Les sourcils fournis et la répartie aussi précise que son écriture, son style colle à son sujet fondamentalement oblique. Le journaliste américain passe en revue de nombreuses sources sonores et visuelles, et fait ressurgir une série de voix synthétiques issues de courants plutôt obscurs du XXe siècle. A l’origine ces voix robotiques triturées correspondaient, selon un des ingénieurs à l’origine du projet, à une « distorsion acceptable pour assurer la sécurité ».
Les communications déshumanisées des chefs d’Etat
Après quelques expérimentations plus ou moins concluantes, notamment le vocodeur « Voder » qui permettait pour la première fois de reproduire synthétiquement les sons du langage, l’histoire du vocodeur débute véritablement à l’aube de la Deuxième Guerre mondiale. Notamment grâce à la mise en place d’un système de retransmissions dénommé SIGSALY.
L’idée était de mettre en place une infrastructure qui permette de rendre les « discours indestructibles », en particulier lorsqu’il s’agissait de communiquer avec des pairs basés de l’autre côté de l’atlantique.
Malgré son efficacité relative, le principal problème résidait surtout dans l’imposante infrastructure nécessaire pour abriter cette technologie et le SIGSALY ne tarda pas à être abandonné ou détruit. Tompkins recense une multitude d’anecdotes cocasses à propos de ces communications déshumanisées échangées entre les différents chefs d’Etat. Il a passablement poussé ses recherches en interviewant notamment de nombreux ingénieurs ayant participé à la mise en place de ces dispositifs.
Toutefois, le grand intérêt du livre est d’expliquer l’étonnante transition qui a permis à cette technologie de passer d’une exploitation militaire et technique à un attribut sonore incontournable de la pop culture.
Le vocodeur fait son entrée en musique
Dans le courant des années 70, de nouvelles Soul Sonic forces vont s’allier autour de la voie ouverte par le vocodeur dans les circuits musicaux. Un nouveau front s’articule autour de Kraftwerk, Giorgio Moroder et Afrika Bambaataa qui s’appuient sur ces inflexions vocales déformées pour crédibiliser leurs univers chimériques.
Toute une frange de MC’s rattachée à l’electro funk et au hip-hop commence à jouer aux robots. Certains MC’s allant jusqu’à pousser le mimétisme en s’octroyant des noms à consonances cosmiques, cette prothèse vocale étant particulièrement propice pour jouer aux messagers venus d’une autre planète.
C’est le cas notamment de Bambaataa, qui est resté particulièrement croché sur l’ufologie, et auquel une large partie est consacrée. Une manière pour Tompkins d’expier cette révélation originelle lorsque, il entendît pour la première Planet Rock. C’était en 1982, l’année où le magazine Time avait élu l’ordinateur au titre d’homme de l’année, et depuis cette date il n’a jamais trouvé de remède pour éradiquer ce virus.
Grâce à une anamnèse détaillée, cette recherche nous amène plutôt dans les diverses zones de contagions, ainsi que sur les principaux vecteurs de propagation.
Kraftwerk, roi des mélodies synthétiques
Kraftwerk constitue évidemment l’épicentre, mais on découvre également quelques précurseurs, par exemple la série « Raumpatrouille », qui semblent avoir eu une certaine influence sur toute une génération de musiciens.
Une filiation d’autant plus évidente que les Allemands avaient également développé leurs propres technologies durant la Deuxième Guerre mondiale, notamment par le biais d’un certain Dr Sennheiser. En déshumanisant cette évocation dystopique d’un futur totalisant, l’intégration d’un vocodeur sur « Autobahn » ne rendait le propos que plus pertinent.
Detroit occupe évidemment une place de choix, en particulier grâce aux deux premiers albums de Cybotron dont les premiers singles sont sortis à peu près au même moment que Planet Rock. Lecteur assidu de « La Troisième Vague » (1980) d’Alvin Toffler, Juan Atkins précise que Clear exprimait son désir de révolution technologique, sa volonté de supprimer tous les anciens programmes.
Du Scorpio de Grandmaster Flash & the Furious Five au pre-booty bass de Man Parrish, en passant par le funk west coast de Solaar et des frêres Troutman, toute la vague de l’electro funk est également analysée avec la même passion. Il relève au passage cette petite manie d’Egyptian Lover qui jouait Planet Rock à l’envers d’une main, tout en prenant des numéros de téléphone de l’autre. Il en profite aussi pour réhabiliter quelques figures largement occultées, comme Cozell McQueen de Jonzun Crew, et pour rendre un hommage à Rammellzee qui incarnait selon lui tous les fantasmes de cryptographie et de robotisation propres au vocodeur.
Du vocodeur chez Walt Disney ?
Le cinéma n’est bien entendu pas oublié et « How to Wreck a Nice Beach » traite également de la place du vocodeur dans ce domaine, en particulier lorsqu’il s’agit de donner un semblant de vie aux nombreux androïdes qui ont accédé à la parole dans les films et les séries d’après-guerres. Lorsque la technologie était sur le point de perdre sa pertinence d’un point de vue militaire, un ingénieur de AT&T avait été mandaté pour faire la promotion du système auprès des studios de cinéma, en particulier chez Walt Disney.
Au terme de ce déballage érudit, on est frappé par un absent de taille. Bien qu’il évoque des groupes actuels, ainsi que des groupes français – Rocket, Jean-Michel Jarre – Tompkins ne mentionne jamais Daft Punk. Omission volontaire ?