Après l’aventureux The Hissing of Summer Lawns, Joni Mitchell sort Hejira en 1976, encore plus abouti et magique. Composé à la guitare durant un trajet en voiture entre New York et Los Angeles, l’album évoque un voyage intérieur avec incursion dans des paysages musicaux inexplorés dans le rock et la pop. Le titre est significatif : en arabe Hejira désigne le départ de son foyer. Pour Joni Mitchell, il s’agit plutôt d’un « vol » à l’intérieur d’elle-même et de ses émotions. La tapisserie musicale fournie de The Hissing of Summer Lawns fait place à des paysages épurés et austères.
En 1974, Joni Mitchell règne sur l’univers de la pop, adorée par la critique et par des millions de fans pour sa série d’albums brillants, souvent douloureusement personnels, qui atteint son apogée cette année-là avec le succès de Court and Spark. L’album The Hissing of Summer Lawns en 1975 marque une transition vers un son plus complexe et nuancé.
Joni Mitchell Hejira
Les confessions laissent la place à une série de vignettes sur les femmes des années 1970, des night-clubbeuses (« Edith and the Kingpin ») aux femmes riches qui s’ennuient (« The hissing of summer lawns »). S’en suit Joni Mitchell Hejira, composé à la guitare durant un trajet en voiture entre New York et Los Angeles, c’est le seul disque qu’elle compose à la guitare et pour la guitare.
De sa période folk, Joni Mitchell dira : « En fait, je n’ai jamais été en phase avec ceux de ma génération. Alors que c’était la guerre au Vietnam qu’il fallait condamner, la plupart d’entre eux s’en prenaient aux pauvres soldats, les premières victimes. Et ainsi de suite : Dylan en tête, tous ces musiciens ne voyaient pas plus loin que le bout de leur nez. Ils sont devenus richissimes mais n’ont rien su faire de leur pouvoir. Leur ego, leurs comptes en banque et leur dope étaient à peu près leurs seules préoccupations. J’avais rejoint la communauté rock, pensant y trouver une famille, j’y ai côtoyé les gens les plus égoïstes, jaloux et narcissiques de mon existence.
Joni Mitchell
On comprend pourquoi Joni Mitchell, au risque de s’éloigner du succès, s’est rapprochée, à partir de 1974, des rivages du jazz. Pour enrichir son lexique musical, goûter à une liberté harmonique et vocale et rencontrer, enfin, des musiciens généreux, humains, la traitant en égale. Comme Jaco Pastorius, Herbie Hancock, et plus encore Wayne Shorter.
À l’époque, elle est séduite par le jeu et le son de Jaco Pastorius. Il lui faudra quelques semaines pour le retrouver et l’inviter à conclure les sessions de ce disque. Jaco passe deux après-midi à improviser sur quatre titres qui feront l’événement.
A cette époque, les bassistes jouaient avec des cordes « mortes » ; vous ne pouviez pas les faire changer pour obtenir un son rond, plus marqué. J’aimais ce vieux son analogique de juke-box des 50s – une basse franche, avec plus de relief. Dans les 60s et au début des 70s, les basses étaient effacées, distantes. Je n’aimais pas ça. Et l’autre chose, c’est que j’ai commencé à penser : « Pourquoi la basse ne pourrait-elle pas parfois quitter le bas pour aller jouer dans les médiums, puis revenir ? » Pourquoi fallait-il qu’elle joue toujours la base ? Sur « The Jungle Line », j’avais joué une sorte de ligne de basse au clavier, et quand Max Bennett a dû la jouer, il l’a détestée. Parce que parfois, la base de l’accord n’était pas jouée, elle allait jusqu’au milieu. Pour lui, c’était complètement faux. Pour certaines personnes, c’était excentrique. Alors quand Jaco est arrivé, John Guerin m’a dit : « Mon Dieu, tu vas adorer ce type, il ne joue presque jamais la fondamentale ! ».
Joni Mitchell
Très liée à Crosby, Stills, Nash & Young, elle cherche une complémentarité semblable, une harmonie distinctive que lui apporteront enfin Jaco et sa basse au timbre irrésistible, dont les contre-chants sont autant de marges poétiques pour les couplets exacerbés de la jeune femme.
Le titre évoque le périple de Mahomet, exilé de La Mecque, jusqu’à Médine. Dans le cas de Joni Mitchell, Hejira retrace une traversée des États-Unis après une rupture amoureuse.
Dans une veine jazz, la basse fretless de Pastorius y est omniprésente sur plusieurs titres. Bien que le génie de ce dernier se soit épanoui au sein de Weather Report, il n’a jamais mieux joué que dans le cadre des récits épiques de Joni Mitchell, dépouillés, parfaitement construits, comme Coyote, la première chanson de l’album.
Ses phrases mélodiques souples servent de contrepoint à la voix de soprano de Joni qui atteint des sommets de grâce sur Amelia.
Les chansons rappellent ses travaux antérieurs, avec des paroles denses et poétiques — dont le sens est souvent difficile à saisir — et des envolées lyriques qui contrastent avec les rythmes et les arrangements jazz.
Les morceaux doivent leur hypnotisme au nombre minimal d’instruments : une ou deux guitares, une basse, et parfois quelques percussions.
Les textes sont parmi les plus soignés et audacieux qu’elle ait écrit revisitant les thèmes amoureux de Blue avec plus de recherche poétique.
Le Canadien Neil Young fait une apparition à l’harmonica sur le très folk « Furry Sings the Blues » évocation émouvante d’un musicien de blues de Memphis. Dans le blues poignant « The Blue Motel Room », Joni Mitchell tente douloureusement de renouer avec un ancien amoureux et de cesser « la guerre froide ».
De cet album imposant, on retient « Amelia », ballade planante sur l’aviatrice Amelia Earhart disparue en mer à 30 ans et le fabuleux et rythmé « Coyote » figure d’un amant « prédateur », la chanteuse y disserte avec un humour cruel de ses relations difficiles avec les hommes.
Sur le plus vindicatif « Black Crow », elle jette un regard assez amer sur ce qu’a été sa vie jusqu’alors « In search of love and music /My whole life has been /Illumination/Corruption » et avoue sa lassitude des voyages à travers la symbolique d’un corbeau noir parcourant le ciel.
Avec ses touches à la fois très précises et improvisées, sa musique est parfois difficile à écouter. Joni Mitchell ne donne pas en effet dans les mélodies simples ou les conclusions satisfaisantes.
Ma musique, dit-elle, n’est pas censée captiver sur-le-champ. Elle est conçue pour durer toute une vie, pour tenir le coup comme un tissu de qualité.
Joni Mitchell
Hejira, par ses teintes grises et vaporeuses, est son album le plus maîtrisé où les atmosphères musicales ornent des mélodies complexes sans être ésotériques. Après ce nouveau sommet, Joni Mitchell s’attaquera à son premier double album le fantastique Don Juan’s Reckless Daughter.
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CRÉDITS :
Enregistré en 1976 au A&M Studios (Hollywood – USA) – Asylum Records
- Joni Mitchell – vocals, acoustic guitar, electric guitar
- Chuck Findley, Tom Scott – horns (on « Refuge of the Roads »)
- Abe Most – clarinet (on « Hejira »)
- Neil Young – harmonica (on « Furry Sings the Blues »)
- Victor Feldman – vibraphone (on « Amelia »)
- Larry Carlton – electric guitar (on « Amelia », « A Strange Boy » and « Black Crow »); acoustic guitar (on « Blue Motel Room »)
- Max Bennett – bass guitar (on « Furry Sings the Blues » and « Song for Sharon »)
- Jaco Pastorius – fretless bass (on « Coyote », « Hejira », « Black Crow » and « Refuge of the Roads »)
- Chuck Domanico – double bass (on « Blue Motel Room »)
- John Guerin – drums (on « Furry Sings the Blues », « Song for Sharon », « Blue Motel Room » and « Refuge of the Roads »)
- Bobbye Hall – percussion (on « Coyote », « A Strange Boy » and « Hejira »)
- Henry Lewy – production, recording, mixing
- Steve Katz – assistant production, mixing
- Keith Williamson – art direction
- Joel Bernstein, Norman Seeff – photography
Sources : www.rollingstone.com – www.telegraph.co.uk – www.telerama.fr – www.culturesonar.com