C’est à l’automne 1971 que la nouvelle déclenche une énorme joie dans les bureaux des disques Atlantic : le quatrième album de Led Zeppelin, groupe mammouth, sortira bien avant Noël, en dépit d’un mixage long et périlleux. Mais, douche froide, lors d’une conférence de presse, l’immense Peter Grant, gargantuesque manager, lâche sa bombe : ses poulains exigent — fait sans précédent — une pochette sans nom, sans titre, sans numéro de catalogue, ni référence.
Chez Atlantic, on parle soudain de « suicide commercial ». Le groupe cherche-t-il la guerre avec sa maison de disques ? De fait, c’est un certain nombre de journaleux mal embouchés que Led Zeppelin visait. Depuis deux ans, une meute de critiques criblait le dirigeable de banderilles barbelées, affirmant que le succès de ses trois premiers albums était imputable à une colossale stratégie publicitaire et non à un talent musical équivalant à ceux des Cream ou de la Hendrix Experience. Avec cette pochette totalement vierge de toute inscription, Jimmy Page veut « laisser parler la musique ». Fort heureusement, la musique de Led Zeppelin IV est fabuleuse : riffs chromés, batteries nucléaires et hurlements de prima donna sertis d’arrangements roués. Le Zeppelin à son plus haut niveau.
Led Zeppelin IV
Depuis un an, le quatuor couchait des titres sur bande. Commencées au Studio Island dès le glacial mois de décembre 1970, les séances avaient repris dans un vieux manoir posé dans la campagne anglaise où Fleetwood Mac avait ses habitudes.
Dès que John Bonham installe sa batterie dans le hall, une incroyable acoustique se développe et les idées commencent à circuler librement.
Le studio 16-pistes des Rolling Stones et l’ingénieur Andy Johns feront le reste. Amplis et microphones sont répartis entre la salle à manger, les escaliers, les salles de bain.
Selon Jimmy Page : « Nous n’avons pas arrêté de tout bouger. L’acoustique de ce disque est unique. Elle affecte votre subconscient. ”
En un mois, l’album est presque terminé. Abondance créative : d’autres morceaux (“Boogie With Stu”, Nightflight’) se retrouveront quatre ans plus tard sur “Physical Graffiti”.
Mais surtout les musiciens habitent ensemble, vivent sur place et enregistrent au gré de leurs envies, « sans tomber dans le quatre-vingt-seize prises d’affilée ’ ’.
En gros, si au bout de deux heures les titres ne sont pas finalisés, ils sont carrément abandonnés, souvent pour de salutaires visites au pub local.
Evidemment, cette ambiance est payante : lors d’une déconnade sur le “Keep A Knockin” de Little Richard, Bonzo délimite une intro fulgurante sur laquelle Page renchérit sèchement. A l’arrivée, “Rock And Roll”, chef-d’œuvre de concision, d’humour et de bravoure.
De retour à Londres, chez Island, les quatre compères peaufinent lentement un mois de bande et terminent notamment ‘Tour Sticks” (boogie sur lequel Bonzo fracasse ses caisses avec quatre baguettes, deux dans chaque main).
Là encore, Page complète “Black Dog” en branchant sa Les Paul dans une cabine Leslie et en triplant ses riffs (il en joue trois superposés et différents : un à gauche, un à droite, un au milieu).
Mais surtout Page veut un grand studio pour réussir ce qu’il pressent comme un énorme moment Atlantic/ Warner épique : “Stairway To Heaven”.
Au départ, le guitariste triture un riff de Randy California (Spirit) sur une guitare acoustique Harmony. A Headley Grange, Robert a griffonné un texte lyrico-mystique.
A la demande de Page, John Paul Jones construit un arrangement qui monte crescendo, bougeant le tempo, l’accélérant. Le solo initial est enregistré en un éclair, Jimmy ayant ressorti de son étui la fameuse Telecaster psychédélique qu’il utilisait à l’époque des Yardbirds.
Les riffs de la fin sont cisaillés sur cette Les Paul 1959 que Joe Walsh avait offerte au guitariste. Cette chanson épique est l’un des grands moments de l’album—vingt ans après sa sortie, les radios US annonçaient un total de 2 874 000 passages, aujourd’hui on frôle les 4 millions—mais faisant là encore preuve d’une indépendance rigoriste, le groupe refusera toujours de publier “Stairway To Heaven” en simple, forçant les fans à emprunter les chemins complexes d’un album surpuissant, bible du hard rock, disque de chevet de générations de guitaristes, de Bertignac à Slash.
Aujourd’hui encore, ni Page ni Plant ne tiennent “Stairway To Heaven” pour le grand moment du disque, le guitariste préférant désigner l’homérique finale, “When The Leevee Breaks”, le chanteur parlant de “Stairway…” comme de “la foutue chanson de mariage « .
Dès la fin de l’enregistrement, Andy Johns suggère un mixage aux Sunset Studios de Los Angeles. Jimmy Page débarque en ville ses bandes sous le bras en même temps qu’un tremblement de terre.
Quand Page revient à Londres, le groupe est consterné par un résultat peu probant. Ce premier essai sera effacé (hormis “Leevee”) et le mixage est enfin finalisé à Londres, aux studios Trident. Très vite le dirigeable repart en tournée et, le 5 mars 1971 à Belfast, “Black Dog” et “Stairway To Heaven” sont jouées pour la première fois en public.
Et la pochette ? Cette fameuse pochette cryptique ? Pour ses trois premiers albums, Jimmy Page, vieil élève en communication visuelle, avait su pénétrer les esprits par des visuels délirants. Cette fois, il part d’une photo de vieux portefaix dénichée dans une brocante de Reading : “Ce vieil homme portant un fagot est en harmonie avec la nature. ” Le mystérieux portrait est photographié dans un ensemble de HLM en destruction, dans la ville de Duddley.
La pochette intérieure représente un dessin d’Hermite, neuvième lame du livre de Thot, indiquant la solitude du sage qui cherche en lui-même. Pour couronner ce puzzle, chaque musicien fait dessiner son logo. Pour Plant une plume, pour John Paul Jones un symbole rosicmcien, pour Bonzo trois cercles.
Là encore, Jimmy Page se distingue, dénichant un symbole cabalistique qui pourrait provenir du manuscrit ésotérique du Dragon Rouge, mais que les fans américains, peu portés sur les recherches occultes, baptiseront le Zoso.
Et le disque ? C’est un projet révélateur : les Zeppelin vivent alors entre deux mondes. La campagne anglaise où ils habitent avec leur famille, et les fastes de Hollywood, ville de tous les excès où les attendent leurs groupies chéries (“Going To California”).
Numéro un en Grande-Bretagne durant un mois, le quatrième Zeppelin est aujourd’hui considéré comme l’un des meilleurs albums de tous les temps, un de ceux qui ont changé la face du rock, la vie des fans et encore plus certainement la fortune des musiciens.
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CREDITS :
Enregistré en décembre 1970 – janvier 1971 à Headley Grange, Headley, Comté d’Hampshire – Island Studios, Londres
- Jimmy Page : guitare acoustique, guitare électrique, mandoline sur The Battle of Evermore, producteur
- Robert Plant : chant, harmonica sur When the Levee Breaks, tambourin
- John Paul Jones : basse, claviers, Mellotron (intro de Stairway to Heaven), guitare acoustique sur The Battle of Evermore et Going to California
- John Bonham : batterie
Personnel supplémentaire
- Ian Stewart : piano sur Rock and Roll (non crédité)
- Sandy Denny : chant sur The Battle of Evermore
- Peter Grant : producteur exécutif
- George Chkiantz : mixage
- Andy Johns : ingénieur du son, mixage
- Graphreaks : design
- Barrington Colby Mom : illustration intérieure (The Hermit)