Gone Clear, premier des deux albums reggae du légendaire saxophoniste camerounais Manu Dibango est enregistré à Kingston avec Robbie Shakespeare et Sly Dunbar, et une section de cuivre qui compte dans ses rangs les frères Brecker. Quelle drôle d’idée pour le pape de l’afro-jazz d’aller fricoter avec des musiciens jamaïcains qui à l’époque n’avaient pas 30 ans et se moquaient comme d’une guigne de la musique africaine, lui préférant la soul et le funk de Philly Sound…
En 1973, c’est la déferlante « Soul Makossa ». Ce succès planétaire lui ouvre les pistes de danse africaines et les ondes aux Etats-Unis. Manu Dibango est invité à l’Apollo Theater, à Harlem, puis par le Fania All Stars, qui réunit le gotha d’une salsa en pleine ébullition. Avec le Fania, Dibango se produit au Madison Square Garden, au Yankee Stadium et tourne en Amérique latine.
Manu Dibango Gone Clear
Après cette aventure, il jette l’ancre à Abidjan pour y diriger l’Orchestre de la Radio-télévision ivoirienne. L’affaire, qui dure quatre ans, tournera au vinaigre pour d’obscures jalousies dans l’entourage du président ivoirien Houphouët Boigny. Retour express à Paris avec son épouse Coco et sa fille Georgia.
Manu Dibango est alors sollicité par son producteur Chris Blackwell, patron d’Island Records, qui l’invite à enregistrer un album… à la Jamaïque.
Chris Blackwell venait souvent à Paris qui était en pointe de la musique africaine, grâce à des gens comme Jean-François Bizot et Rémy Kolpa Kopoul. Auparavant, on n’entendait que la musique américaine, brésilienne, cubaine à la limite. Mais tout ce qui venait d’Afrique était folklorique, jusqu’à ce que « Soul Makossa » ouvre une brèche. Il y avait une dynamique à Paris. Les gens, après avoir longtemps eu l’impression de tourner en rond autour des musiques américaines, cherchaient un ailleurs. On était là, à ce moment-là.
L’idée était d’y aller seul pour jouer avec Sly Dunbar, Robbie Shakespeare et toute la bande. Gainsbourg venait d’enregistrer ses albums reggae dans le même studio, il était rentré en France depuis deux mois. Et j’ai joué avec les mêmes musiciens que lui.
Manu Dibango
Gone Clear, premier des deux albums reggae du saxophoniste est enregistré avec Sly & Robbie, drôle d’idée pour le pape de l’afro-jazz d’aller fricoter avec des musiciens jamaïcains qui à l’époque n’avaient pas 30 ans et se moquaient comme d’une guigne de la musique africaine, lui préférant la soul et le funk de Philly Sound…
C’est d’ailleurs cette passion pour la musique américaine qui les rapproche, Manu n’étant lui non plus pas insensible aux accents funky, comme en témoignent de nombreuses compositions au premier rang desquelles le célébrissime « Soul Makossa ».
Manu Dibango Gone Clear, l’alliance d’une technique irréprochable aux sonorités mêlant Afrique et jazz avec des rythmiques reggae aurait pu facilement mal tourner.
Pas dans le cas présent : l’ambiance de cet album est unique, respirant une joie et un entrain qu’on retrouve dans peu d’autres disques. Que les amateurs de prêches rastas et de retour à l’Afrique ne s’affolent pas, cet album n’est absolument pas militant et ne joue pas du tout sur le thème de la réunion de l’Afrique et de la diaspora.
Au contraire, ce ne sont pas les Jamaïcains qui vont « back to Africa”, mais les Africains qui vont à l’Ouest avec dans leurs bagages quelques références à l’Afrique, sans plus. Tout n’est que légèreté, à la limite parfois de la frivolité, mais reste extrêmement talentueux.
Sly & Robbie ont un savoir-faire… J’avais aussi les Brecker Brothers aux cuivres… C’est un bon album, hein ! En fait, j’en ai enregistré deux [Gone Clear sorti en 1979 et Ambassador en 1981]. Aux chœurs, il y a Gwen Guthrie et Jocelyn Brown, des chanteuses qui ont fait des tubes énormes…Quand tu écoutes le disque, tu entends que ça chante… Il y a un grain particulier. J’ai été heureux de faire ça. Je suis resté un mois, quand même, en Jamaïque. C’était une très bonne époque. Le mixage s’est passé à Londres.
Manu Dibango
Manu reprend son titre fétiche « Soul Makossa », qui devient « Reggae Makossa”, sur un tempo ralenti avec une rythmique quasi hypnotique. Alors que l’original est un concentré d’énergie et une invitation à une danse frénétique, les Jamaïcains le transforment en un appel à se caler dans un transat sur une plage tropicale. À la fin du morceau, on entend d’ailleurs Manu lancer un « mackasplaffa » qui résume bien l’ambiance…
Entre deux sessions d’enregistrement, Manu côtoie les rastas du coin, notamment un certain Bob Marley :
J’allais le voir, malgré les escrocs religieux qui tournaient autour de lui. Les Jamaïcains ont horreur des Africains, ils ne se considèrent pas comme tels. Pour eux, l’empereur Haïlé Sélassié est un Dieu alors que, pour nous, c’est un assassin. Comme quoi, le bon Dieu et le Diable sont des copains [rires]. Il était curieux de connaître l’Afrique. Ils étaient d’ailleurs tous très contents d’avoir un Africain chez eux. J’ai été le premier, en fait, à enregistrer là-bas. Marley avait un beau studio dans sa très belle propriété. Il était gentil, calme, pas tellement bavard. Il était tout le temps fourré dans sa camionnette Volkswagen.
Manu Dibango
Sur « Goro City » préfigure le lien entre funk et reggae mais à la sauce africaine. Sur plus de 8 minutes, Manu joue de la clarinette sur un beat hyper dansant. Les seules paroles sont “Niamey, Niamey inairi, Niamey Niamey Goro City. Évoquant les folles nuits de Niamey, capitale du Niger.
La section de cuivres américaine a un son bien plus tranchant et funky que ses homologues jamaïcains, comme le Rass Brass. C’est d’ailleurs la même que sur les albums de Peter Tosh de cette époque.
“Doctor Bird’ est une chanson toute simple, respirant la joie de vivre. Le « Doctor Bird’, c’est un des plus petits oiseaux au monde, au bec très fin, qui a le battement d’ailes le plus rapide de la planète. C’est l’oiseau national jamaïcain, qui figure sur certains billets ou encore sur le logo d’Air Jamaica.
Cette collaboration a donné naissance à un grand respect mutuel sur le plan artistique et à une relation très amicale. Manu est venu souffler de son sax magique sur plusieurs productions ultérieures de Sly & Robbie, comme Language Barrier, leur premier album non reggae sorti chez Island en 1985, ou encore « Manu Tango », un single passé inaperçu sorti au milieu des années 90.
Manu apparaissait également dans une vidéo promotionnelle de Drum & Bass Strip to the Bone mais ses parties de sax n’ont pas été conservées dans le mix final de cet album.
Source : www.fremeaux.com / Guillaume Bougard – https://qwest.tv – www.nouvelobs.com
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CREDITS :
Enregistré en 1976 au Dynamic Sound Studios, Kingston – Island records
- Basse – Clyde Bullard, Robbie Shakespeare
- Batterie – Sly Dunbar
- Guitare – Mikey Chung
- Guitare, Claviers, Engineer, Producer – Geoffrey Chung
- Claviers – Ansel Collins, Clive Hunt, Peter Ashbourne, Robbie Lyn
- Percussion – « Crusher » Bennett*, Mikey « Boo » Richards*, « Sticky » Thompson*
- Saxophone – Lou Marini, Michael Brecker
- Saxophone, Marimba, Vibraphone, Piano, Voix, Arranged By – Manu Dibango
- Trombone – Barry Rogers, Ed Byrne
- Trompette – Jon Faddis, Mike Lawrence, Randy Brecker
- Choeurs – Brenda White*, Frank Floyd, Gwen Guthrie, Ullanda McCullough, Yvonne Lewis
- Directed by Ray Jones
- Produced by Geoffrey Chung
- Recorded by Michael Riley, Noel Hearne, James Nichols, Stuart Henderson, Steven Stanley at Dynamic Sound Studios (Kingston, Jamaica) and Soundmixers (New York, USA)