Entre ces deux énormes chefs d’œuvres que sont What’s Going On (1971) et Let’s Get It On (1973), il existe une autre petite perle qui n’a sûrement jamais été appréciée à sa juste valeur : la Bande originale de Trouble man. Sous la houlette de Berry Gordy, patron de l’écurie Motown, Marvin Gaye produit un disque audacieux. Les arrangements et orchestrations de cordes classiques raffinées font de cette bande sonore une pièce maîtresse dans la discographie du prince de la soul.
Nous sommes en 1972 et alors que Marvin Gaye refuse de monter sur scène afin de défendre son What’s Going On, apeuré par la simple idée de devoir repartir en tournée, il pense un temps poser ses valises à Hollywood et y faire carrière. La mode est aux blaxploitation movies, (polars afro-américains mélangeant violence et érotisme, où le blanc a souvent le mauvais rôle) et Marvin Gaye se retrouve à composer la bande originale du film Trouble Man, espérant par la suite décrocher un rôle dans une autre production.
marvin gaye trouble man
Il parviendra en effet à obtenir quelques seconds rôles dans des films tels que The Ballad Of Andy Crocker ou Chrome And Hot Leather au moment où il s’installera à Los Angeles, mais cet intérêt soudain pour le cinéma disparaîtra aussi vite qu’il était apparu.
Il est vrai qu’après une bombe telle que What’s Going On, on aurait pu s’attendre à ce que Marvin Gaye s’attaque à l’écriture d’un nouvel album et non d’une simple bande originale de film d’un obscure metteur en scène nommé Ivan Dixon.
Mais c’était sans connaître le caractère imprévisible de Marvin Gaye qui allait réussir là où bon nombre d’artistes soul ont échoué : faire de cette bande originale une véritable pièce maîtresse dans sa collection.
A l’écoute de la Bande originale de Trouble man, c’est avant tout ce mélange détonnant de morceaux jazzy tel que « Main Theme From Trouble Man (2) » ou beaucoup plus funky comme «T Plays It Cool », laissant apparaître des ambiances nouvelles dans la musique de Marvin Gaye, qui donnent à cet album toute sa cohérence.
Marvin Gaye passe ici en revue toute les influences qui l’ont amenées à faire cette musique si personnelle désormais. On ressent toujours à l’écoute de ce disque ce sentiment de profonde liberté qui habite désormais sa musique.
En composant une bande originale de film, il peut ainsi laisser libre cours à son imagination et incorporer de nouveaux ingrédients à sa cuisine musicale.
Il est important de noter que sa voix n’arrive que sur le 3ème morceau « Poor Abbey Walsh », étrange morceau qui débute par un long solo de sax, très « soul », suivi par plusieurs ambiances, toutes différentes, passant tour à tour d’une atmosphère feutrée et voluptueuse à une vision plus noire et plus urbaine.
La place qu’il réserve pour sa voix est infiniment plus restreinte que dans What’s Going On et le message qu’il voudra faire passer sera ici beaucoup plus implicite.
Car c’est avant tout son talent d’arrangeur, de producteur mais aussi de musicien qui ressort de l’écoute de ce disque où l’instrumentation prend une dimension encore plus grande. Il laissera d’ailleurs une place très importante au saxophone Trevor Lawrence. Quant à Marvin Gaye, lorsqu’il ne joue pas du Moog et qu’il se met à chanter, alors la fluidité de sa voix fait littéralement des merveilles.
Tout comme Isaac Hayes avec Shaft (1971), Melvin Van Peebles avec Sweet Sweetack’s Baadasssss Song (1971) ou bien Curtis Mayfield avec Superfly (1972), Marvin Gaye réussit un véritable coup de maître, malheureusement éclipsé par les deux chefs d’œuvres qui ont précédé et succédé à ce disque.
Ce qui est sûr, c’est que l’implication personnelle de Marvin Gaye dans la composition de ce disque fut totale et reflète à nouveau le questionnement d’un homme sur la place de son peuple dans la société américaine.
En composant Trouble Man, il prend part à ce besoin d’indépendance et de liberté prôné par le peuple afro-américain qui, par l’intermédiaire des blaxploitation movies, veut lancer un message fort aux dirigeant de ce pays.
Devant l’énorme succès populaire de certains de ces films, Marvin Gaye y a sûrement vu un bon moyen de réaffirmer devant la communauté afro-américaine son attachement et sa fierté d’être noir.
Il est vrai que Marvin Gaye était plus souvent réputé par ses discours contre les inégalités, qu’il tenait chez lui dans sa belle maison, que par son action sociale sur le terrain. Mais c’est par le biais de la musique qu’il faisait passer ses messages et Trouble Man en est à nouveau la preuve.
A la manière d’un Malcolm X de l’ombre, il confirmait son honneur d’appartenir au peuple noir, en posant, tel un roi sur son trône, au beau milieu de la page intérieure du disque.
Sources : www.discogs.com – www.cinezik.org – www.allmusic.com – https://classic.motown.com – www.waxpoetics.com
###
CREDITS :
Enregistré en 1972 – Hitsville West Los Angeles, USA – Motown
- Marvin Gaye – vocals, drums, keyboards, piano, synthesizers, producer, arranger (9)
- Trevor Lawrence – alto, tenor and baritone saxophones
- Dale Oehler – horn & rhythm arrangements (track 9)
- Eli Fountain – alto saxophone
- Marty Montgomery – soprano saxophone
- Gene Page – strings (track 9)
- Bob Ragland – piano, string arrangements (track 7)
- James Anthony Carmichael – horn arrangements (track 7)
- Dale Oehler – arranger (tracks 1, 6)
- Gene Page – arranger (9)
- Jack Hayes – arranger (3, 10–13)
- J.J. Johnson – arranger (8)
- Bob Ragland – arranger (4–5)
- Leo Shuken – arranger (3, 10–13)
- Jerry Long – arranger (2)