Dans une vie, il y a trois expériences fondatrices: la première gorgée de bière, la première gorgée de chair et la première gorgée de Moondog. De Stravinsky à Stephan Eicher, de Benny Goodman à John Zom, de Charlie Parker à Frank Zappa, de Philip Glass à Elvis Costello, tous ceux qui ont goûté une fois à la musique de ce vagabond solitaire n’en sont pas sortis indemnes.
Et l’aura de celui qu’on a eu coutume d’appeler le « Viking de la Sixième Avenue » n’est pas près de connaître son crépuscule. Il faut dire que tout chez ce compositeur atypique excite la curiosité et l’admiration. Avant même d’évoquer son œuvre colossale (plus d’une quinzaine de disques, 80 symphonies, 300 madrigaux et canons), la vie de Moondog en elle-même ressemble à un biopic romancé à l’extrême.
Dans les quelques archives filmées qui traînent sur le Net où on le voit arpenter les rues de la Grosse Pomme avec son célèbre costume de viking, on entend une femme demander : « C’est pour de vrai ? ». Si ce destin avait éclos dans le cerveau d’un scénariste hollywoodien, on se serait sans doute exclamé : « faut pas abuser, c’est pas crédible ».
Deux événements fondateurs suffisent à en donner un aperçu. 1932, Louis Thomas Hardin a 16 ans quand il perd la vue. Au bord d’une voie de chemin de fer du Missouri, il aperçoit un gros bâton vers lequel il se sent irrémédiablement attiré. Le funeste objet lui explose dans les mains : c’était de la dynamite.
1943, il quitte Memphis où il étudiait la musique pour débarquer à New York avec quelques dollars en poche. Il prend un taxi direction le Carnegie Hall où réside alors le Philharmonique de New York.
Son allure de Christ réincarné attire la sympathie d’Artur Rodzinski puis de Leonard Bernstein et le jeune homme obtient le droit d’assister aux répétitions de l’orchestre.
«Ce fut une école incroyable : j’ai pu apprendre l’art de l’orchestration sur le tas. Et j’ai aussi eu l’opportunité de parler avec les musiciens de la palette sonore de leurs instruments: ce qu’un instrument pouvait ou ne pouvait pas faire. C’est inestimable. »
Très vite le nom de ce jeune compositeur aveugle commence à bruire dans les rues de New York. Mais plus que sa musique, c’est son accoutrement et son mode de vie qui intriguent. Passionné de cultures germaniques et Scandinaves, celui qui se fait désormais appeler Moondog (en hommage au chien de son enfance qui criait à la lune) arbore un casque à cornes et une lance. Moins qu’un costume folklorique pour amuser la galerie, c’est surtout une véritable seconde peau avec laquelle il fait corps.
«Je ne m’habille pas ainsi pour attirer l’attention. J’attire l’attention parce que je m’habille ainsi», affirmera-t-il de sa prose aphoristique.
Tel Diogène le Cynique qui cherchait vainement un homme dans la foule de la Grèce Antique auréolé de son tonneau et de sa lanterne, Moondog aime bousculer les clichés et renvoyer les moqueurs à leurs chères études. À celui qui lui demande:
«Moondog, où es ton cheval?», il répond : «Penche-toi, tu le feras ». À la question : « t’as pas un problème ?», il laisse un long silence avant de répondre : « Oui, toi. »
Il vit dehors, joue au coin la 54e Rue et de la 6e Avenue, préfère économiser ses sous pour retranscrire ses morceaux plutôt que de louer une chambre et propose sa musique au tout-venant sur des petits claviers de fortune ou des percussions de son invention. Et de la fin des années cinquante au mitan des années soixante-dix, Moondog ne bougera pas d’un iota ce mode de vie de clochard céleste.
Une seule chose changera, sa réputation. Durant ces deux décennies, Moondog publie ses premiers disques et navigue de label en label: de Moondog And His Friends en 1953 sur Epic en passant par The Story Of Moondog en 1957 chez Prestige (avec une pochette signée Andy Warhol) jusqu’à sa signature chez Columbia en 1969. Le plus frappant, c’est de voir la liste des artistes new-yorkais qui se pressent pour voir le phénomène de près : Benny Goodman, Steve Reich, Allen Ginsberg, Duke Ellington, Philip Glass, William Burroughs ou encore Dizzy Gillespie. Parmi ces visiteurs du soir (et de la journée), deux personnages marqueront la mémoire du Viking.
En 1950, un jeune comédien «réservé et même timide» passe quelques jours en sa compagnie à jammer, pour le plaisir. Une poignée de mois plus tard, il transcendera Un Tramway Nommé Désir. Son nom ? Marlon Brando.
À cette même époque, Charlie Parker vient régulièrement tailler le bout de gras en sa compagnie et lui propose d’enregistrer un disque ensemble. La mort de Bird en décidera autrement, mais Moondog restera profondément marqué par cette rencontre au point de dédier au saxophoniste «Bird’s Lament», sa pièce la plus célèbre, publiée pour la première fois en 1969.
Cette même année, le Viking intente un procès à un animateur de radio, Alan Freed, qui a baptisé son émission The Moondog Show. Stravinsky en personne appelle le juge pour plaider la cause du vagabond solitaire : «Prenez soin de lui, c’est un compositeur sérieux. »
Et sérieux, Moondog l’est. Plus que ça même, c’est un admirateur sans limite de Bach et du contrepoint, un expérimentateur détonant de rythmiques impaires et peu usitées, un pionnier du sampling et du rerecording, un défenseur absolu de la mélodie classique.
Considéré comme le créateur de la musique minimaliste, l’Américain réfutera toujours cette filiation. D’une part parce qu’il se considère avant tout comme un héritier des traditions médiévales, mais surtout parce qu’il reproche à Steve Reich et consort leurs amours atonales:
« qu’ils violent toutes les règles… Rythmiquement, je peux accepter; mais pas musicalement, pas mélodiquement ou harmoniquement… ».
Si sa musique peut sembler improvisée, il n’en est rien. «C’est ce qui choque les gens. Ils me disent: “On ne peut pas l’écrire, elle est trop libre. » Je leur réponds: “C’est bien ça: je veux que ça sonne libre mais que chaque note soit très précisément couchée sur le papier.” »
Debout à sa table de travail pour ne pas s’endormir, le compositeur aveugle passe ainsi des heures à analyser ses mesures à la quête d’une erreur contrapuntique. Là où il trouve un point d’accord avec l’avant-garde de la musique de son époque, c’est sur le(s) rythme(s). Avant tout percussionniste, Moondog a été marqué à vie par un séjour dans une réserve de la tribu Arapaho quand il n’avait que cinq ans.
Le jeune Louis fut alors invité à participer à l’immémoriale Danse du Soleil. Là se trouve la matrice de son œuvre : « Ma conception du jazz est plutôt orientée ’’Indiens d’Amérique”. »
Disparu en 1999 en Allemagne où il s’est exilé presque sur un coup de tête dès 1974 (au point que ses compatriotes comme Paul Simon le crurent mort), Moondog a multiplié les concerts inattendus et les albums prototypes durant ses dernières années jusqu’à réussir à imposer la possibilité d’une île musicale sans coordonnées GPS, la sienne.
Il aimait citer la phrase d’un journaliste à son sujet: «Ce n’est pas de la pop, ni du rock, ni du jazz, ni du classique, c’est juste du Moondog. » Mais sa plus grande fierté, ce fut sa mère qui la lui offrit. «Mes relations avec elle étaient très mitigées… »
Des années après sa sortie, il apprit qu’elle avait écouté son chef-d’œuvre éponyme de 1969 avec l’Orchestre Philarmonique de New York : elle s’était demandé si c’était bien son Louis qui avait composé une telle symphonie. «Elle n’arrivait pas à croire que le mouton noir avait finalement réussi à faire quelque chose de sa vie. » Nul n’est prophète en son foyer.