Au Brésil, quand un musicien se voit affubler d’un sobriquet affectueux par ses congénères, c’est souvent pour la vie. C’est pourquoi Nelson Antonio da Silva, ayant appris à jouer du cavaquinho avec le musicien de choro Juquinha, sera surnommé Nelson Cavaquinho toute sa vie durant, bien qu’étant rapidement passé à la guitare, dont il jouait d’une façon unique, n’utilisant que le pouce et l’index pour gratter ses cordes.
Un swing acquis auprès des sambistes bohèmes (ou malandros, soit « vauriens » au Brésil) de la favela de Mangueira, comme Carlos Cachaça ou Cartola. Nelson Cavaquinho est leur égal, auteur de plus de six cents chansons dont peu furent enregistrées, et dont une grande partie est créditée à des auteurs fictifs.
La raison ? Leur auteur était tellement miséreux qu’il réglait ses ardoises en cédant les droits de ses chansons aux patrons des bars et hôtels qu’il fréquentait ! Une pratique qui touchera beaucoup de grands auteurs de sambas à l’époque où les temps sont durs pour les tenants du style traditionnel.
Nelson Antonio da Silva, naît en 1911 à Rio de Janeiro d’une mère laveuse dans un couvent et d’un père policier, qui joue du tuba dans l’orchestre de la police municipale. Enfant, Nelson contracte la grippe espagnole et doit bientôt quitter l’école primaire pour aider sa famille en travaillant dans une fabrique de tissue puis comme assistant électricien.
Mais la musique l’attire et déjà il s’aventure dans les rodas de choro. C’est là qu’il rencontre des musiciens tels que Edgar Flauta da Gávea, Heitor dos Prazeres, Mazinho do Bandolim, Juquinha, avec lesquel il apprend le cavaquinho. Un instrument dont il tire son surnom mais qu’il abandonnera plus tard pour la guitare au contact des sambistas .
Il en faut peu pour que Nelson quitte son emploi d’électricien pour tenter la vie d’artiste. Mais les responsabilités le rattrapent quand à 20 ans, il doit épouser la jeune fille qu’il fréquente – après une convocation au poste de police par le père de la demoiselle! Père de famille et sans emploi, il demande alors de l’aide à son père qui le fait entrer dans la police montée.
Mais Nelson Cavaquinho n’est sans doute pas fait pour une vie rangée. Car le destin veut qu’il soit affecté à surveiller les morros de Mangueira. Là justement où Cartola, Carlos Cachaça, Zé Com Fome et toute la fine fleur de la samba révolutionnent en catimini la musique brésilienne. Les rondes policières se transforment alors pour lui en rodas de samba et les marginaux qu’il doit surveiller deviennent ses meilleurs amis.
Une anecdote raconte que le jour où il rencontra Cartola, ils parlèrent tant et si bien, qu’au moment de rentrer, son cheval avait disparu. L’animal était fort heureusement rentré tout seul au commissariat où il attendait sagement Nelson. Mais les absences et les frasques du policier-sambista ne passent cependant pas et après des passages répétés au cachot, il finit par être renvoyé de la police. Vers la même époque il quitte femme et enfants et se replonge à nouveau à corps perdu dans la vie nocturne de Rio.
Vrai malandro, on le retrouve dans tous les coins de la Cidade Maravilhosa où il y a de la samba et à boire. Tout pour la musique et les passions, il préfère vivre comme un quasi-vagabond que se résoudre à un boulot alimentaire comme beaucoup de ses amis musiciens aux marges de l’industrie musicale.
C’est à cette époque qu’il rencontre son second grand amour, une certaine Ligia, une marginale qui vit dans la rue, sans doute prostituée, dont il gardera un tatouage à son nom. Nelson Cavaquinho vit alors en vendant la paternité de ses sambas, contre un peu d’argent à des musiciens moins doués voire à des non-musiciens qui veulent se faire mousser. Une anecdote raconte que Nelson Cavaquinho avait composé une chanson avec Cartola. Mais leur collaboration fit long feu quand ce dernier découvrit que Nelson s’était dépêché de vendre la paternité de la samba sans l’avertir, ni même lui reverser sa part…
C’est à cette époque que Nelson Cavaquinho développe son style unique, sincère et sans artifices. Une voix rauque, plaintive, bien éloignée des canons esthétiques de l’époque.
Un jeu de guitare avec seulement le pouce et l’index, technique tout à fait inhabituelle qui attirera les éloges plus tard du guitariste classique Turibio santos et de Paulinho da Viola. Et des paroles de chansons, les plus noires et tristes qui aient été chantées sur un rythme de samba, dont les plus belles sont écrites avec Guilherme de Brito, son plus fidèle partenaire qui restera toujours dans son ombre.
Chez Nelson Cavaquinho, tous les morceaux sont traversés par la conscience aigüe de la mort. Sa propre mort qu’il sent venir (Degraus da vida, Folhas Secas). C’est jusqu’aux fleurs, qu’il imagine lui dire “profite de la vie, car nous embellirons ta fin” (Eu e as flores). Même pour rendre hommage à l’école de samba et au quartier de son cœur, Mangueira, Nelson Cavaquinho ne trouve rien de mieux que chanter qu’elle sait pleurer les poètes (Pranto de Poeta, qui sera repris par Cartola).
Il chante aussi la mort des illusions et des espérances. Celle de l’amour qui n’apporte qu’amertume (Mulher sem alma), abandon (Pode Sorrir, Aceito teu adeus) et trahison des amis (Noticia). La faiblesse de lui-même aussi, cédant devant les tentations charnelles du carnaval (Vou partir).
C’est aussi la solitude brûlante (Sempre só), les rires qui cachent la peine (Não é só você). Une philosophie où pour être heureux, il faut apprendre à savoir souffrir (Deus Não Me Esqueceu, Rugas) et n’espérer l’amour éternel que le jour du jugement dernier (Juizo final).
C’est ainsi qu’il traverse les années 1940, 1950 jusqu’au milieu des années 1960, creusant son sillon à l’écart des modes et du succès, dans un Brésil qui ne vibre guère plus au son de la samba qu’au moment du carnaval. Certaines de ses chansons sont néanmoins enregistrées par des chanteurs de radio, Cyro Monteiro, Roberto Silva ou Elizeth Cardoso en particulier, mais sans rencontrer beaucoup d’échos.
Ce n’est qu’avec le retour sur le devant de la scène de la samba qu’il franchit enfin les frontières de la bohème carioca. C’est d’abord les premiers concerts au club Zicartola de Cartola nouvellement créé, puis les premiers enregistrements de ses chansons par la nouvelle garde, Nara Leão, Thelma Soares et par la bien établie Elizeth Cardoso.
Il faut attendre les années soixante-dix pour que Cavaquinho, à soixante ans, soit découvert et repris par de grands interprètes, ce qui lui permet d’enregistrer – enfin – trois albums.
C’est d’abord un premier album en 1970 “Depoimento do poeta” qui passe complètement inaperçu mais où rayonne enfin pour la première fois sur un album entier sa voix et ses compositions. Suit un album sur RCA en 1972 et enfin un dernier disque sur Odeon en 1973, sans aucun doute son plus bel enregistrement. Un disque produit par Pelão qui allait se charger peu après des premiers albums d’Adoniran Barbosa et de Cartola.
Il y a une grande dose de dignité dans cette saudade-là, parfois même une joie manifeste, comme sur « Rei Vadio » et ses chœurs éblouissants, où Nelson se décrit en « roi vagabond, poète sans loi ».
Pourtant, les textes, souvent écrits par Guilherme de Brito, parolier attitré du sambiste, sont parmi les plus sombres de la musique brésilienne. Thèmes de prédilection : la mort, l’abandon et le sourire de façade cachant le malheur, un thème typique des poètes maudits du samba. Cruelle ironie, Cavaquinho aura même le rôle de croque-mort à l’enterrement de son ami de toujours Cartola.
À l’automne de sa vie, la première pensée du vieil homme à l’heure d’enregistrer son dernier album solo porte sur le jugement dernier (« Juizo Final »).
Le ton est à la fois amèrement mélancolique et néanmoins alangui, éclairé par le chant folâtre de la cuica et les espagnolades discrètes de la guitare, tandis que la voix semble se prélasser dans les vapeurs d’alcool.
Une voix rauque, enrouée par des années de cigarettes et de cachaça, ce que Nelson admettra volontiers, comparant même son chant paresseux et indolent, voire insouciant, à celui de Louis Armstrong, dans les notes de pochette de l’album.
Mais le parallèle s’arrête là, Nelson Cavaquinho étant avant tout un auteur de mélodies entêtantes et tendres, comme ce « Folhas Secas » au débit coulant et désinvolte, laissant longtemps en bouche ce goût de vieillesse tranquille et philosophe face aux regrets et aux chagrins de la vie. Une patte inimitable et reconnaissable entre mille.
Deux participations à des compilations viendront compléter sa maigre discographie, une sur Roda de samba n°2 et une autre sur l’album essentiel Quatros grandes sambistas aux côtés de Candeia, Elton Medeiros et son fidèle partenaire, Guilherme de Brito.
Nelson Cavaquinho est à partir de là enregistré par tous ceux qui aiment la samba, Beth Carvalho, Clara Nunes, Elis Regina, Paulinho da Viola entre autres.
Cette période est celle de l’apaisement pour Nelson Cavaquinho. Il s’achète une maison, se marie avec Durvalina, de 30 ans sa cadette et pour des raisons de santé, arrête de boire et de fumer.
Signe de la reconnaissance, un album hommage intitulé As Flores em Vida sort avec Nelson Cavaquinho lui-même et les plus grandes stars de l’époque (Chico Buarque, João Bosco, Toquinho, Cristina Buarque, Beth Carvalho). L’album parait en 1985, un an avant sa mort qu’il aura tant chanté.
Source : https://la-musique-bresilienne.fr – https://brasil.elpais.com – https://enciclopedia.itaucultural.org.br
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CREDITS :
Enregistré en 1973 à Rio de Janeiro – Odeon
- Art Direction [Direção Musical], Orchestrated By, Conductor – Maestro José Briamonte*
- Music Director – Maestro Gaya*
- Producer [Diretor De Produção] – Milton Miranda