Le premier album de Nick Drake Five Leaves Left, sorti en 1969 dans une quasi-indifférence, s’est imposé avec le temps comme un chef-d’œuvre. Sa musique est enracinée dans le folk anglais, dans l’onirisme de Ravel, de Debussy, dans la caressante apesanteur du bossa-noviste João Gilberto. Le disque porte l’empreinte d’un orfèvre, le producteur Joe Boyd. Quelques mesures de River Man suffisent à vous plonger dans le mystère drakien. Pas plus que ne l’était Rimbaud, Nick Drake “n’est pas au monde”, et Five Leaves Left témoigne de cette étrangeté radicale.
Malgré sa réticence pathologique à se produire en public, c’est durant l’une de ses prestations à Cambridge que Nick Drake est repéré par un membre des Fairport Convention : Ashley Hutchings qui le dirige logiquement vers son producteur Joe Boyd. Référent de la scène folk-rock britannique à l’époque, Joe Boyd produit alors Fairport Convention mais aussi l’Incredible String Band. Impressionné après l’écoute de quelques bandes, Boyd lui offre un contrat, salarie le chanteur 20 £ par semaine et commence ce premier album Nick Drake Five Leaves Left. Il a vingt ans.
Nick Drake Five Leaves Left
Un soir, Nick m’a joué toutes ses chansons, se remémore Boyd dans son autobiographie, White Bicycles (Allia, 2008). De près, la puissance de ses doigts était phénoménale, chaque note résonnant haut et fort dans la pièce. J’avais écouté avec attention Robin Williamson, John Martyn, Bert Jansch et John Renbourn. Aucun d’eux n’égalait Nick dans la maîtrise de leur instrument. Après avoir fini une chanson, il accordait sa guitare différemment et jouait quelque chose de tout aussi complexe dans une clé totalement différente.
Joe Boyd
Ses débuts sur Five Leaves Left sont d’une beauté assez déstabilisante. Drake y pose une voix calme, mesurée, aux mélodies presque élastique et au timbre des plus soyeux. Sa musique dépasse le cadre du folk pur et dur pour s’aventurer dans des sonorités classiques voire jazzy. Ce folk progressif dévoile une atmosphère sombre et mystérieuse, hantée et embellit par des arrangements de cordes complètement baroques.
Touché par la grâce Sur Time Has Told Me, premier morceau envoûtant de cet album fait de magie blanche, la guitare de Nick Drake est rapidement rejointe par deux “vétérans” de la scène folk-rock britannique : Danny Thompson (30 ans) du groupe Pentangle à la contrebasse et son homonyme Richard Thompson (20 ans) de Fairport Convention à la guitare électrique.
Le pianiste Paul Harris, entendu entre autres chez David Blue, B.B. King et Mama Cass, complète ce quartet touché par la grâce. Une telle entrée en matière marque durablement celui qui écouterait pour la première fois Five Leaves Left.
En studio, Joe Boyd a besoin d’un arrangeur. L’homme de l’art convoque un orchestre de quinze musiciens, mais Nick Drake ne donne pas une bonne performance, ce jour-là. Il trouve la séance médiocre et préfère le travail d’un de ses amis de Cambridge, un certain Robert Kirby, qui lui a écrit des arrangements pour quatuor à cordes.
Boyd et son ingénieur sont tétanisés. Cette demande de l’artiste est la recette classique du désastre (Robert Kirby n’a jamais rien enregistré professionnellement).
Pourtant, après essai, Joe Boyd est convaincu. « Way To Blue », « The Thoughts Of Mary Jane » et « Fruit Tree » sont enregistrées en une journée avec Kirby. En écoutant le résultat, Joe Boyd confesse avoir pleuré de joie et de soulagement.
Certaines chansons comme « Man In A Shed » sont dépouillées à l’extrême, à peine servies par l’étonnant Danny Thompson, jovial contrebassiste du groupe Pentangle, bonhomme dynamique qui propulse également « Three Hours » et « Cello Song ».
Réquisitionné sur cinq des dix morceaux, Danny Thompson est l’un des grands artisans de cette réussite majeure. Sa contrebasse évolue librement entre folk et jazz, donnant l’impulsion nécessaire au bon moment, à l’image des rythmes chaloupés de Three Hours, sur lequel ses échanges avec les congas de Rocky Dzidzornu, entendu sur le Sympathy for the Devil des Stones, font merveille ou sur Man in a Shed, qui le voit dialoguer en toute virtuosité avec la guitare de Drake et le piano de Harris.
L’album pourrait être déclaré terminé si une chanson n’échappait à tout le monde. Cette chanson intitulée « River Man » sera sauvée par Harry Robinson, alias Lord Rockingham. Sauvée car si Robert Kirby, ami d’enfance de Drake, qui s’est chargé des arrangements pour les quatre autres morceaux sur lesquels le chanteur est accompagné de cordes (par un sextet très exactement), la mélodie particulière de River Man, avec ses mesures en 5/4, lui a posé trop de problèmes pour parvenir à un arrangement satisfaisant.
C’est donc Robertson, spécialiste des musiques de films et capable de pasticher n’importe quel compositeur, qui s’y est collé, offrant à Nick Drake des cordes à la Frederick Delius pour une session d’enregistrement digne des plus grands.
Harry Robinson écoute Drake lui expliquer les spectres de violons qu’il recherche. Et relève le défi. Il dirigera un grand orchestre et enregistrera « River Man » en live, façon Sinatra/ Count Basie. Cette chanson est devenue la plus connue de Nick Drake.
C’est d’ailleurs ce type de prise de son qui sera privilégié pendant toute la durée des sessions de Five Leaves Left, étalées sur près d’un an, captant le génie de Nick Drake sans artifices, sans overdub, et avec une clarté telle que l’on perçoit la moindre nuance, le moindre petit détail sonore, et que l’on a réellement le sentiment d’être à ses côtés en studio.
En découle un album intimiste et chaleureux où l’équilibre entre la voix de Drake et les quelques instruments qui l’accompagnent occasionnellement est en tout point parfait. Jamais l’une ne prend le pas sur les autres, et vice-versa. Un folk de chambre britannique très singulier et d’une élégance rare, illuminé par un jeu de guitare atypique et par un chant délicat, soyeux, déjà profondément mélancolique.
Le disque sort à l’été 1969. Le Melody Maker n’apprécie pas trop « ce mélange poétique de folk et de cocktail jazz ». Drake tente une tournée qui s’achève au bout de neuf dates en club. Il est incapable d’adresser la parole à son public, s’accorde longuement sans communiquer, vit sur scène un enfer personnel. Il n’insistera pas.
Son ami Kirby dira de lui : « Il lui fallait des auditeurs attentifs, recueillis. » Comme au Royal Festival Hall, en ouverture de Fairport Convention, son apparition la plus marquante. On l’envoya ensuite au casse-pipe de quelques gigs pour buveurs de bière.
On a beaucoup dit « intemporelles », pour qualifier les chansons de Nick Drake. Confusément, le monde ingrat de 1969 a dû se dire qu’il avait tout le temps de les apprécier.
Malgré une poignée de critiques bienveillantes, l’album « ne trouve pas son public », selon la formule. Pas même quelque part entre Donovan et Cat Stevens, au hasard d’un malentendu. Ceux-là, du moins, tournent à deux cents concerts par an.
###
CRÉDITS :
Enregistré entre juillet 1968 et juillet 1969 au Sound Techniques, Londres – Island records
Nick Drake : chant, guitare acoustique, piano (10) – Paul Harris : piano (1, 8) – Richard Thompson : guitare électrique (1) – Danny Thompson : basse (1, 3, 6, 8, 10) – Harry Robinson : arrangements cordes (2) – Rocki Dzidzornu : congas (3, 6) – Robert Kirby : arrangements cordes (4, 5, 7, 9) – Clare Lowther : violoncelle (6) – Tristram Fry : batterie et vibraphone (10) – Simon Heyworth : mastering – Joe Boyd : production – John Wood : ingénieur du son