Reflet des pensées du groupe à l’époque sur l’industrie du disque, l’album Wish You Were Here explore le thème de l’absence. Guitare acoustique planante en intro, comme pour mieux laisser le temps au public de prendre toute la dimension de ce qui va suivre, Wish You Were Here est le plus intemporel des albums de Pink Floyd. C’est aussi le plus triste et le plus mélancolique, dernier hommage de David Gilmour et Roger Waters à leur ami et ancien membre du groupe, Syd Barrett sur Shine on You Crazy Diamond. L’album est un monument de surréalisme et d’énergie vibratoire qui vous emmène quelque part. Très loin. Ailleurs.
En juin 1973, une dernière tournée américaine achève de fatiguer le groupe puis chacun part en vacances, les premières depuis des années ; Mason et sa femme en profitent pour s’installer près de Vence, sur la Côte d’Azur, à deux pas de la maison où réside un certain Bill Wyman !
À l’automne, le groupe se retrouve dans un studio de répétition londonien pour composer l’album Pink Floyd Wish You Were Here qui doit succéder à The Dark Side of The Moon ; dénuées d’inspiration, les séances prennent une tournure étrange lorsque les quatre musiciens décident de réactiver un projet lancé en 1971 : Household Objets, ou la vraie fausse bonne idée d’utiliser des sons “non musicaux” produits par tout et n’importe quoi, hormis… des instruments de musique !
Pink Floyd Wish You Were Here
Le temps d’enregistrer et de compiler des sons obtenus par les moyens les plus triviaux : scier du bois, casser des matériaux divers, gratter les poils d’un balai, déboucher des bouteilles de vin, passer le doigt sur le bord d’un verre à moitié rempli (de vin !), tirer sur une ficelle ou un élastique, taper avec un marteau, planter une hache dans un tronc d’arbre, vider une bombe de désodorisant…
On envoyait Chris Adamson (le technicien backline du Floyd, ndlr) à la quincaillerie à la recherche de balais avec différentes qualités de poils, et d’élastiques spéciaux utilisés pour actionner les hélices des maquettes d’avion. Au bout de quelques semaines, le progrès musical était inexistant et nous avons dû nous rendre à l’évidence : fallait abandonner le projet.
Nick Mason
Rien de concret ne semblant se profiler à l’horizon musical et créatif, l’énergie collective se délite progressivement, et, démotivées, les nouvelles stars se passionnent pour de nouvelles occupations : “Nous passions plus de temps à réserver des cours de squash qu’à travailler”, plaisante Mason qui commence formellement sa collection de voitures ; non des Majorette comme n’importe quel gosse, mais plutôt des Aston Martin, Maserati, Ferrari et autres jouets réservés aux grands de ce monde. Happé par sa passion, il ouvre même un atelier de restauration de voitures… et trouve le temps de faire un peu de musique en produisant Robert Wyatt du groupe Soft Machine.
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Pendant ce temps, Waters et Wright investissent dans la pierre et s’offrent de spacieuses maisons de campagne. De son côté, Gilmour, ayant reçu comme ses collègues de travail des centaines de démos de groupes et artistes du monde entier, finit par s’intéresser de très près aux titres que lui a envoyés une toute jeune chanteuse. Il lui dégotte un contrat chez EMI et l’épaule musicalement. La débutante se nomme Kate Bush et va bientôt cartonner dans les charts anglais avec son premier single, “Wuthering Heights”.
Fin 1973, le groupe n’ayant toujours pas composé la suite de Dark Side of the Moon, ils proposent à la maison de disques de temporiser encore un peu en sortant un double album rassemblant Piper at the Gates of Dawn et A Saucerful of Secrets. Ils en profitent aussi pour quitter le label Capitol qui les représente aux États-Unis et signent avec Columbia, qu’ils estiment plus en phase. Les quatre garçons retrouvent enfin l’inspiration au printemps 1974.
Ayant réservé quelques dizaines d’heures de répétitions dans un studio de King’s Cross, ils improvisent jusqu’à mettre en forme “Shine on”, un morceau fleuve de vingt minutes qui deviendra, sous le nom de “Shine on You Crazy Diamond”, le titre phare de Wish You Were Here, et probablement la chanson la plus emblématique du Floyd.
Seul Waters semble encore concerné par l’avenir collectif de Pink Floyd, et à partir d’une séquence avec des verres à pied destinée à Household Objects il commence à revenir à un mode de composition plus classique avec un titre intitulé Shine On, que vient enrichir une guirlande de notes suspendues de David Gilmour.
“’Shine on…’ a été écrit exactement de la même façon que ‘Echoes’, se souvient Waters, avec de drôles de petites idées musicales venant de tous les côtés. La phrase principale, la première, est venue de Dave (Gilmour, ndlr) : la première phrase jouée fort à la guitare, qu’on peut entendre dans l’album, a été le point de départ et on a travaillé à partir de là jusqu’à ce qu’on ait les différentes parties de ‘Shine on You Crazy Diamond’.”
Roger Waters
Un second morceau de dix minutes, “Raving and Drooling”, est aussi créé durant ces répétitions.
En juin, Pink Floyd repart en tournée pour présenter aux Français le show visuel articulé autour de Dark Side of the Moon, augmenté de ces deux nouveaux titres en ouverture de programme. Dispositif scénique inédit, surenchère de fusées et autres feux d’artifice, marque de fabrique emblématique de ces Anglais toujours aussi arty. Un spectacle parrainé par une marque de soda Gini. La honte absolue pour ces esthètes qui avaient depuis leurs débuts méticuleusement pris soin de leur image. La faute à un contrat signé deux ans plus tôt, avant la célébrité et la richesse…La tournée sera émaillée de multiples incidents techniques et humains.
C’est un Pink Floyd certes embourgeoisé mais ayant l’intention d’enregistrer ses trois nouveaux titres, joués et développés lors des tournées françaises et anglaises, qui rejoint le lundi 13 janvier 1975 le studio 3 des mythiques Abbey Road Studios d’EMI, situés dans un quartier résidentiel de Londres.
Les séances se déroulent dans la morosité et les aspects techniques prennent le pas sur la dimension artistique. Réaménagé et équipé d’une nouvelle console, le studio 3 permet d’enregistrer en multipiste, chaque instrument étant fixé sur les bandes magnétiques à tour de rôle, en commençant par les parties rythmiques, batterie, percussions et basse. Ce qui induit évidemment une façon de travailler plus solitaire et fastidieuse, chacun se retrouvant seul à tour de rôle pour enregistrer ses parties, alors qu’auparavant, il s’agissait d’un vrai travail collectif, tous jouant ensemble la trame rythmique et mélodique.
Pendant six semaines, la méthode habituelle de travail du groupe, faite de longues séances d’improvisations, est mise à mal mais les musiciens réussissent pourtant à enregistrer plusieurs plages musicales travaillées autour des quatre notes de guitare imaginées par Gilmour pour “Shine on You Crazy Diamond”.
Pas de quoi faire un album donc… Le déclic vient à Roger Waters lorsque la vision du groupe, en crise, désuni et ne trouvant pas l’élan créatif commun qui devrait remporter, lui fournit la matière d’un poème : “Wish You Were Here” (qu’on peut traduire en un révélateur “j’aurais aimé que vous soyez là”) va devenir le second morceau et le titre du futur album.
Confronté à l’inertie des autres Floyd, Waters prend les choses en main : je n’étais pas heureux d’être là parce que j’avais le sentiment qu’on n’était pas ensemble… J’ai senti que la seule façon de garder de l’intérêt pour le projet était d’essayer d’organiser l’album autour de ce qui se passait là, à ce moment-là : le fait qu’aucun ne regardait l’autre dans les yeux et que tout était très mécanique. J’ai donc suggéré qu’on change ça, qu’on ne fasse pas les deux autres chansons « Raving And Drooling” et “Gotta Be Crazy”, mais qu’on essaie de faire un pont entre la première et la seconde moitié de Shine on’. Et c’est comme ça que Welcome to the Machine’, « Wish You Were Here » et « Have a Cigar » ont vu le jour”.
Roger Waters
Gilmour, qui avait composé les deux titres mis sur la touche, a beau défendre ses chansons, Waters convainc Wright et Mason du bien-fondé de son idée.
L’enregistrement se poursuit dans une apathie générale, parfois égayée par quelques rires, comme lorsque Waters pose ses parties vocales sur “Shine on”. Piètre chanteur, il se retrouve dans un registre trop haut pour sa voix déjà passable habituellement.
Après cette première session de studio, le groupe repart en tournée de début avril à fin juin au Canada puis aux États-Unis, en intercalant du 5 mai au 5 juin de nouvelles séances d’enregistrement à Abbey Road. Stéphane Grappelli, qui travaille avec Yehudi Menuhin dans un studio mitoyen, vient enregistrer une petite partie de violon qui est paraît-il intégrée au mixage de la chanson-titre de l’album. « Stéphane accepta de relever le défi, se souvient Mason. Tandis que Yehudi préféra rester à écouter le son virevoltant du violon de Stéphane”.
Et lorsque arrive le moment pour Waters, déjà chamaillé par ses collègues, d’enregistrer le chant de “Have a Cigar”, c’est le blocage. Gilmour tente aussi mais n’est pas très satisfait et c’est finalement le guitariste-chanteur Roy Harper, vieil ami de Syd Barrett et grand inspirateur du folk psychédélique anglais, de Pink Floyd et de Led Zeppelin, qui leur propose sa voix ! Roy chante donc “Have a Cigar” et fait quelques harmonies en duo avec Gilmour. Voilà qui rassure un groupe qui a bien du mal à retrouver son inspiration.
Le 5 juin, dernier jour de studio avant de repartir en tournée américaine, une visite surprise a lieu dans le studio.
En me rendant dans la salle de mixage, je vis un gros type au crâne rasé, vêtu d’un vieil imper tout froissé, se souvient Mason. Un sac en plastique à la main, il avait un air assez inoffensif, mais dénué d’expression… David me demanda si je savais qui il était. Même alors, je ne pus mettre un nom sur son visage. Il me dit que c’était Syd… Je me souviens encore de mon embarras. Il avait tellement changé que j’en fus horrifié. Je me souvenais encore de celui que j’avais vu pour la dernière fois sept ans auparavant, avec quarante kilos en moins, des cheveux bruns et bouclés et une personnalité exubérante” Un peu plus tard, à la cantine, lorsque on lui a demandé où il en était et comment il vivait, Barrett a répondu : “J’ai une télé couleur et un frigo. J’ai des côtelettes de porc dans le frigo mais elles n ’arrêtent pas de moisir, alors je suis obligé d’en racheter” un ange passe.
Nick Mason
Le groupe fait écouter à Syd les derniers play-back de “Shine on », ces mélodies nostalgiques et plutôt lugubres très influencées par leur partenaire de la première heure, perdu dans les ténébreuses volutes du psychédélisme et du LSD. Syd restera quelques heures au studio, faisant revenir les souvenirs et le sentiment de culpabilité à chaque membre du groupe.
“Qu’il soit ou non important dans l’histoire du rock, peu importe, confiait Waters. Mais il l’est à coup sûr dans celle des Pink Floyd. ’Shine on’ n’est pas vraiment une chanson sur Syd – il est juste un symbole des extrémités d’absence auxquelles certains doivent se résoudre, parce que c’est la seule façon qu’ils ont d’affronter la vie moderne, merdiquement triste, en se retirant complètement.”
Étrange album que ce Wish You Were Here, qui sort finalement le 12 septembre suivant, après quelques dernières retouches en juillet. Aux riches expérimentations sonores, dans le droit fil de ses productions passées, se superpose le témoignage d’un groupe désincarné, au bord de l’implosion, qui ne croit plus en grand-chose ; comme si avoir atteint le sommet, artistiquement et financièrement, l’avait privé de tout désir.
Œuvre de leur copain graphiste (et créateur de tous leurs visuels) Storm Thorgerson et de son atelier Hipgnosis, la pochette du disque prolonge le malaise d’un groupe absent à lui-même. La photo, prise aux studios de la Warner à Los Angeles, montre deux hommes d’affaires (joués par deux cascadeurs) échangeant une poignée de main enflammée, une façon de montrer selon Thorgerson que si nous dissimulons le plus souvent ce que nous ressentons réellement, c’est par peur de nous faire griller auprès des autres.
Il reprend aussi l’idée de l’absence en masquant la pochette sous un film de plastique noir (au grand dam de Columbia, mais pas d’EMI). Les autres photos (back cover et livret intérieur) enfoncent le clou dans cette thématique d’absence de l’autre (Syd Barrett?) et d’absence à soi (le groupe lui-même ?).
Wish You Were Here grimpe pourtant dès sa sortie en tête des charts anglais et américains. Trente-sept ans plus tard, quinze millions d’exemplaires en ont été vendus. Pas si mal pour un disque qui, bien que né dans l’adversité, avec un manque cruel de symbiose entre ses créateurs, demeure indémo-! dable… au contraire des trois quarts de la | production musicale des 70’s.
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CREDITS :
Enregistré du 6 janvier au 19 juillet 1975 aux studios Abbey Road (Londres) – Harvest (EMI)
- David Gilmour – chant, guitare acoustique, guitare électrique, lap steel guitar, synthétiseurs, effets sonores
- Nick Mason – batterie, percussions, effets sonores
- Roger Waters – chant, guitare basse, guitare acoustique, synthétiseur, effets sonores
- Richard Wright – piano, piano électrique, orgue Hammond, synthétiseurs
- Dick Parry – saxophones saxophone baryton et ténor (sur Shine On You Crazy Diamond)
- Roy Harper – chant (sur Have a Cigar)
- Venetta Fields – chœurs (sur Shine On You Crazy Diamond)
- Carlena Williams – chœurs (sur Shine On You Crazy Diamond)
- Brian Humphries – ingénieur du son
- Peter James – ingénieur du son
- Hipgnosis – design de pochette, photographies
- George Hardie – design de pochette
Sources : www.albumrock.net – http://fp.nightfall.fr – https://culturesco.com – www.songfacts.com – www.discogs.com – www.rollingstone.com
Merci pour ces éléments.
Fan de Pink Floyd, plus le temps passe, plus l’album I wish you were here bien que moins complet que Dark Side of The Moon m’apparaît exceptionnel en raison de l’extraordinaire Shine on you crazy diamonds part I. Ce titre passe indemne l’épreuve du temps, il est pour moi peut-être le meilleur morceau de Pink Floyd, et peut-être le meilleur morceau de toute la pop.
L’inspiration liée a Syd Barrett est également très probable.
Le titre I wish you were here est également un classique et la deuxième partie de Shine on you crazy diamonds vole haut.