En soixante-dix ans de carrière, Quincy Jones a arrangé, composé, produit et orchestré pour les artistes américains les plus légendaires : Louis Armstrong, Sarah Vaughan, Ray Charles, Barbra Streisand, Dinah Washington, Stevie Wonder, Ella Fitzgerald, Miles Davis, Frank Sinatra, Michael Jackson et tant d’autres encore. Be-bop, jazz, saoul, bossa-nova ou hip-hop, aucun style ne lui résiste.
Il y a de ça presque vingt-cinq ans, à la sortie de l’album manifeste “Back On The Block”, célébrant avec faste les noces alors avant-gardistes entre jazz, soul et rap, Quincy Jones, dans une interview accordée Jazz Magazine, s’autorisait cette petite confidence émue qui pour une large part offrait une clé précieuse à la compréhension de son destin hors-norme d’authentique Parrain de la musique populaire noire :
« L’une des choses dont je sais le plus fier, c’est une photo dédicacée d’Ellington où il a écrit : “Pour Quincy Jones, celui par qui la musique américaine échappera aux catégories ». Je crois que j’ai vécu avec le poids de cet héritage, avec cette grande responsabilité sur mes épaules. J’ai toujours voulu croire que Duke avait raison… »
De fait, tout au long de son incroyable carrière, Quincy Jones, tour à tour trompettiste, arrangeur, producteur, patron de label, aura traversé et accompagné (initié même parfois !) la plupart des principales évolutions stylistiques de la musique afro-américaine de l’après-guerre sans jamais donner l’impression d’envisager ne serait-ce qu’un instant de s’arrêter en chemin pour s’installer confortablement à demeure.
S’aventurant toujours là où de nouvelles formes apparaissaient, comme poussé par une curiosité sans limite et une foi jamais démentie en l’inventivité de la jeunesse, Quincy Jones, suivant en cela la dédicace prophétique d’Ellington, aura fait de sa musique une sorte de “miroir au bord du chemin”, accueillant et reflétant au fil des années les incessantes métamorphoses de là musique américaine la plus populaire, mais jamais dans l’idée de s’y fondre et de se conformer avec opportunisme aux derniers effets de mode dans l’air du temps.
Plutôt pour chaque fois chercher à s’immiscer au plus intime de ces nouveaux genres et en proposer une traduction personnelle s’appliquant à souligner et mettre en valeur les éléments d’une certaine continuité historique et culturelle, là où d’autres au contraire accentuaient les contrastes et les oppositions de surface. Car ce qui frappe finalement le plus, avec le recul, dans cette musique en éternelle évolution, c’est, au-delà des larmes toujours changeantes dans lesquelles elle s’incarne, l’authentique permanence d’un style.
Il y a incontestablement dans cette façon très particulière et immédiatement identifiable d’étayer les plus audacieuses propositions esthétiques à travers une parfaite connaissance de toute l’histoire de la musique afro-américaine. Sans parler de sa maîtrise absolue de la grammaire fondamentale – gospel, blues, swing -, alliée à un travail obstiné de synthèse, Quincy Jones a toujours fait office de passeur paradoxal entre modernité(s) et tradition, utilisant avec brio sa science innée du syncrétisme, à la manière d’un outil d’affirmation identitaire et d’intégration.
Il suffit pour s’en convaincre de revenir rapidement sur les principaux chapitres de cette carrière hors norme débutée officiellement à l’âge de 18 ans en 1951 en tant que trompettiste du big band swing de Lionel Hampton.
Très vite, le jeune Quincy va s’affirmer comme l’un des plus habiles arrangeurs de la nouvelle génération et mettre ses talents d’orchestrateur polymorphe au service non seulement de ses compagnons les plus proches dans une esthétique novatrice résolument hard bop (Clifford Brown, Art Farmer, Gigi Gryce, James Moody) mais aussi de grandes institutions swing comme le big band de Count Basie, d’orchestres de danse plus “mainstream » comme celui de Tommy Dorsey ou encore d’artistes évoluant aux confins du Rhythm’n’ Blues comme la gouailleuse et sensuelle Dinah Washington (1954- 1956)…
Repéré par Dizzy Gillespie qui l’intègre à son grand orchestre et en fait son principal arrangeur, Quincy Jones, après quelques années passées à Paris en tant que directeur artistique des disques Barclay, fera son grand retour à New York au début des années 1960 pour diriger son propre big band et mettre son savoir faire au service des plus grands noms de la musique populaire américaine en devenant l’arrangeur attitré puis le directeur musical du label Mercury.
Producteur à succès de dizaines d’albums de grands jazzmen mais aussi d’artistes plus crossover comme Ray Charles, Frank Sinatra ou Tony Bennett, Quincy Jones va tout au long de la décennie continuer de diversifier sa palette en signant dés 1964 la première d’une longue série de partitions pour le cinéma (The Pawnbroker, de Sidney Lumet) puis finalement se tourner vers la télévision (L’homme de fer, Le Cosby Show), s’imposant définitivement comme l’un des artistes afro-américains les plus influents du show business.
Sa carrière atteindra un nouveau sommet artistique et commercial au tournant des années 1980 lorsqu’il produira les trois albums les plus célèbres et décisifs de Michael Jackson -“Off The Wall” en 1979, “Thriller” en 1982 et “Bad” en 1987 -, révélant enfin au grand public ses talents d’orfèvre de l’arrangement.
Dans le même temps, il continue de signer des albums ambitieux faisant le lien entre toutes les formes de musiques populaires afro-américaines, from bebop to hip-hop. Publié sous son label Qwest Records, “Back On The Block” est sans doute l’album le plus emblématique réunissant dans le même élan créatif Ella Fitzgerald et Ice-T, Miles Davis et Dionne Warwick, Barry White et Dizzy Gillespie…
Quincy Jones ne cessera par ailleurs jamais de s’impliquer dans des projets spécifiquement jazz, accompagnant notamment Miles Davis sur la scène du festival de Jazz de Montreux en 1991 dans sa relecture nostalgique et émouvante de ses grandes collaborations avec Gil Evans. Une façon élégante d’affirmer une fois de plus, au-delà des genres et des époques, cette fameuse continuité stylistique qui lui est chère.
Si Quincy Jones n’a plus rien à prouver à quiconque, ce n’est pas pour autant qu’il s’est retiré du jeu et c’est avec un appétit de musique intact qu’il se consacre désormais à passer le flambeau en contribuant à révéler et promouvoir les nouveaux talents de la “jazzosphère mondialisée ».
Sources : www.telerama.fr - www.universalmusic.fr - www.universalis.fr - www.lemonde.fr - www.cadenceinfo.com - www.qobuz.com