Crooner à l’américaine, interprète exalté de Jacques Brel, précurseur de la cold-wave et scénographe d’univers sonores littéraires et névrosés, Scott Walker est un cas limite de la pop. Son influence – un secret de moins en moins bien gardé – est majeure, de David Bowie à Nine Inch Nails, en passant par Nick Cave.
Aussi complexes que de la musique contemporaine, les compositions des deux dernières décennies de Scott Walker auraient de quoi réécrire en profondeur les règles du jeu… si le public se donnait simplement la peine de les écouter. Le chanteur est en effet connu pour ses chiffres de vente, qui battent des records négatifs.
C’est à Hollywood que grandit Scott Engel, après quelques années dans l’Ohio. Enfant solitaire, il peint et s’enferme dans les cinémas, passionné par la Nouvelle Vague française. Très tôt, il se produit aussi comme chanteur sous le nom de Scotty Engel, sans grand succès. Sa carrière démarre néanmoins dès 1964, lorsqu’il se joint à un trio de faux frères : The Walker Brothers, dont il conservera à vie le patronyme musical. Expatriés par essence, ces Américains connaissent un immense succès en Angleterre et en Europe.
En 1965, ils représentent même une sérieuse concurrence pour les Beatles. Leur musique charmeuse est une collection de standards empruntés à la tradition du Brill Building, au rythm’n blues et aux crooners américains : Frank Sinatra en tête. Si l’ensemble manque d’originalité, Scott se fait déjà repérer par sa voix unique de baryton et son sens très sûr des orchestrations.
Parfois, il arrive à se rapprocher du célèbre Wall Of Sound de Phil Spector. « Love Her », « The Sun Ain’t Gonna Shine Anymore » ou « My Ship Is Coming In » sont des classiques de cette époque.
Progressivement, l’ambition artistique du chanteur se développe et, en 1966 et 1967, il commence à interpréter ses propres chansons au sein du groupe. « Genevieve » ou « Archangel » tranchent nettement avec leur univers habituel. Mélancoliques et sophistiquées, elles cadrent mal avec les chansons d’amour au texte minimal que les cours de récré affectionnent. Bientôt, la discorde règne au sein du trio et Scott claque la porte.
En 1967, paraît « Scott 1 », suivi de « Scott 2 », en 1968, puis « Scott 3 » et « Scott 4 » en 1969. Cette exceptionnelle tétralogie révèle des aspects variés de sa personnalité musicale. Il continue d’y interpréter les standards pop qu’il affectionne, mais révèle une étonnante passion pour Brel.
Au total, c’est une douzaine de reprises qu’il répartit sur les trois premiers, en s’attaquant notamment à « Ne me quitte pas », « Amsterdam », « La chanson de Jacky » et « Mathilde ». La portée de ses versions est considérable : il fait en effet découvrir le chanteur belge à un public anglophone qui n’aura de cesse de reproduire son goût pour la théâtralité. Parmi eux figure le jeune David Bowie, qui sera dès lors un fan de Scott Walker.
Sur chaque disque, le chanteur ajoute également des compositions personnelles de plus en plus nombreuses. Ainsi, « Scott 4 » se compose uniquement de ses propres chansons. Le style de ces dernières varie en fonction des arrangeurs : si « The Bridge » (1968) ou « It’s Raining Today » (1969) se rapprochent des comédies musicales américaines, des chansons comme « The Girls From The Streets » (1968), « Big Louise » ou « The Angels Of Ashes » (1969) le voient tenter de saisissants pastiches de Brel, qui ne ressemblent finalement à rien de connu.
Encore plus étonnants, « Such A Small Love » (1967), « The Plague » (1968), « Plastic Palace People » (1968) ou « Boychild » (1969) le voient se saisir du rock psychédélique, pour mieux le subvertir avec de la musique atonale : leurs violons stridents ouvrent au rock des terres angoissées et inconnues. Ses paroles extrêmement suggestives, toutes en retenue, révèlent également un écrivain solide…
Malheureusement, d’album en album, son succès décline, son ancien public n’étant pas prêt à le suivre. Il tente de conjurer le sort en 1970 avec « Til’ The Band Comes In », une sorte de concept-album sur la vie d’un homme moderne. Mais malgré quelques moments de fulgurance (« Little Things That Keep Us Together » ou « The War Is Over »), le disque ne convainc pas et s’avère une catastrophe commerciale.
Obligé de renouer avec le genre consensuel qu’il avait cru abandonner, Scott Walker enregistre alors les plus mauvais albums de sa carrière, comme « Stretch » et « We Had It All », plus quelques chansons pour des films, où il se montre en meilleure forme. En 1975, il finit par accepter une reformation des Walker Brothers et retrouve le succès.
Le 45 tours « No Regrets », paru la même année, est un immense hit de pop guimauve (avec un solo de guitare particulièrement dégoulinant), qui a au moins le mérite de rappeler à tout le monde son existence. Reprenant un répertoire hétéroclite (Randy Newman, Tom Rush, Jimmy Cliff), le trio enregistre deux albums dans cette veine (« No Regrets », 1975, puis « Lines », 1976), qui possèdent quelques bons moments. Le morceau-titre du deuxième disque, notamment, voit Scott recourir aux fameux accords répétitifs qui avaient fait sa marque de fabrique. Néanmoins, on n’y trouve aucune chanson signée Engel…
Les choses changent avec l’arrivée de la New Wave. Influencés à leur tour par « Low » et « Heroes » de Bowie (ainsi que par Kraftwerk) les Walker Brothers enregistrent un des disques les plus surprenants et les plus prémonitoires de l’année 1978 : « Nite Flights ». Scott y écrit quatre morceaux, tous absolument indispensables à l’histoire de la pop. « Shutout » réduit le hard-rock à une absurde et inquiétante danse mécanique, « Nite Flights » transforme la disco en descente aux enfers, « Fat Mama Kicks » mélange le free-jazz à des sonorités industriellles et « The Electrician » est un long grincement atonal et lyrique, d’un seul coup perturbé par une absurde envolée violoneuse… Plus rien ne ressemble à rien, et Scott, avec sa voix ample et lugubre, devient l’étrange maître de cérémonie d’un monde dont seul lui connaît les règles.
Si la critique l’acclame, le public est complètement décontenancé, et cette fois-ci, c’est vraiment la fin des Walker Brothers… les deux autres frangins se laissant davantage tenter par le hard FM et la musique californienne pour cadres en goguette. Scott se met alors à travailler à son nouvel album solo, qui ne paraît qu’en 1984. « Climate Of Hunter » va encore plus loin dans l’étrangeté. Mettant en scène ses névroses, le chanteur pose son timbre de crooner sur des ambiances désolées et heurtées, parcimonieusement interrompues par des solos de guitare ou de saxophone. La pop, l’opéra, la musique électronique, le blues s’y trouvent mêlés, condensés en un monologue intérieur de nature inédite et louche. Pourtant, dire que l’album se vend mal serait un euphémisme… on dit qu’il fut le pire succès de l’histoire de Virgin.
Dès lors, l’artiste entame une longue dépression. N’ayant plus la liberté d’enregistrer quoi que ce soit, il joue inlassablement aux fléchettes dans le pub de son quartier et devient imbattable, à ce qu’on dit! La reconnaissance tardive de Marc Almond, Jarvis Cocker de Pulp ou Neil Hannon de The Divine Comedy lui permet néanmoins de retourner en studio au début des années 90. Et c’est ainsi que « Tilt » paraît en 1995.
Très marqué par Nine Inch Nails, Einstürzende Neubauten et les autres leaders de la scène indus-rock, ce disque le montre au sommet de son art. De l’opéra (« Farmer In The City ») à la pure violence (« The Cockfighter »), sa musique constitue à elle-seule un long métrage. Malgré sa fragmentation, elle multiplie les images, embarquant l’auditeur dans un voyage fantastique. De leur propre aveu, Brian Eno et David Bowie écouteront l’album en boucle lorsqu’ils enregistreront « Outside », autre disque glauque et essentiel de l’année.
‘Tilt » est un nouvel insuccès, mais désormais Scott Walker s’en moque. Reconnu dans le monde artistique, il peut composer des BO (« Pola X », 1999), écrire des chansons pour d’autres interprètes (Ute Lemper fait appel à lui pour son superbe « Punishing Kiss » en 2000) ou produire des albums, tel « We Love Life », de Pulp, en 2001. Accoutumé au silence, il prend le temps de travailler lentement.
Paru en avril 2006, « The Drift », son dernier album, pousse encore plus loin son projet artistique. Toujours aussi narrative et abstraite, sa musique fait de plus en plus appel aux bruitages et aux ruptures, sans admettre la moindre concession. Difficile d’accès, ce disque, soyons-en sûr, marquera les esprits les plus aventureux.
Source : www.telerama.fr – www.lesinrocks.com – https://next.liberation.fr
Scott Walker est une pépite.
Avant 15 ans sa voix promet déjà, puis même les guimauves des débuts seront magnifiées par sa puissance, son timbre et sa diction. Pour moi les choses intéressantes commencent avec la chanson Lines – qu’il estimait aboutie. L’album Nite Flights marque la cassure, tout ce qui s’ensuit ira crescendo, sans oublier ses reprises de Brel époustouflantes, à la hauteur de sa passion pour lui. Ni l’admirable BO de Pola X. Son évolution sans concessions, infiniment subtile, est fascinante. Dommage que son public n’ait pas choisi d’évoluer avec lui mais comme disait mon meilleur prof de maths « on ne fait pas boire un âne qui n’a pas soif ». Van Gogh non plus n’a rien vendu de son vivant, il n’a même pas eu la reconnaissance de ses pairs. On voit maintenant ce qu’il en est. Scott W. avait un demi siècle d’avance. Et moi je regrette de n’avoir découvert cet artiste et cet homme hors norme et hors du temps qu’à l’annonce de sa mort et plus si loin de la mienne (« syndrome de Stendhal » : trop de beauté manque de vous tuer). Donc pas une minute à perdre pour faire découvrir ce joyau à qui le méritera.