Formé par Black Thought et Questlove à Philadelphie, The Roots fait figure d’exception depuis sa création en 1987. Préférant l’instrumentalisation live à l’utilisation de samples et autres drum box pour mieux coller à ses inspirations jazzy, le groupe n’a pas toujours su trouver sa place dans le milieu du hip-hop. Le collectif atteint la consécration en 1999 avec The Roots Things Fall Apart, quatrième album qui prendra la tête des charts et deviendra son seul LP certifié platine.
Les Square Roots, l’ancêtre de la formation, où figuraient déjà Questlove (batteur et tête pensante) et Black Thought (rimeur en chef), épaulés d’un bassiste occasionnel, font leurs classes sur les trottoirs de Philadelphie. Une réalité qui n’a rien de misérabiliste, contrairement à ce que la légende suggère souvent à demi-mot.
The Roots Things fall apart
Le samedi après-midi, nous allions sur South Street à la rencontre des MC auxquels nous aimions nous mesurer. Mais les flics voyaient ces attroupements d’un très mauvais oeil et nous forçaient à circuler. Nous étions alors contraints de marcher d’un bout à l’autre de la rue en rimant, suivis par une cohorte de gens qui tapaient dans leurs mains. Nous avons vite remarqué que la police ne délogeait jamais les guitaristes qui gratouillaient au coin des rues. Alors nous nous sommes pointés avec une batterie et les flics n’ont rien dit. Nous ne faisions pas la quête, nous voulions seulement jouer et être entendus. Quantité de gens d’horizons très différents ont ainsi eu l’occasion de nous voir et de nous solliciter.
Black Thought
Cette entrée en matière leur vaut dès le début un public curieux, ouvert et particulièrement cosmopolite, auquel les groupes de rap novices ont rarement l’occasion de se frotter. Les Roots se retrouvent ainsi à jouer dans des coffee-shops, des universités mais aussi dans les librairies et dans le petit circuit des poètes, la scène « spoken word » dite aussi « slam ».
Hors catégorie, figure l’immense Rahzel, leur partenaire issu du mouvement Boom Poetic. Surnommé The Godfather Of Noize, ce maître du beat-box est capable de sortir de sa bouche les sons les plus improbables ou d’imiter n’importe quel instrument.
Plus classiquement, ce prodige sert chez les Roots de musicien, voire de DJ une absence sévèrement montrée du doigt dans le hip-hop et de lien organique, s’insérant toujours en souplesse dans les compositions dont le mode privilégié d’élaboration reste l’improvisation live.
Accueillis par de nombreux froncements de sourcils dans un hip-hop encore formaté alors à « deux platines et un micro », les deux premiers albums des Roots (Organix et Do you want more ??) tentent de prouver que les instruments ont aussi leur place dans le hip-hop. Le défi n’aboutit hélas qu’au malentendu « hip-hop/jazz ».
L’incompréhension persiste, le groupe sacrifie aux machines pour son troisième album, Illadelph halflife, construit à base d’échantillons de ses propres sessions live, un processus renouvelé pour Things fall apart.
C’est que les Roots restent avant tout un formidable groupe de scène dont les concerts généreux sont de véritables expériences. Questlove à la batterie, Hob à la basse et Kamal aux claviers dialoguent en permanence, improvisent des medleys old-school et portent les rimes sinueuses de Black Thought et Malik avec une énergie et une intensité rares.
Des orgies à mille lieues de la performance convenue et millimétrée, capables de séduire un public très large, y compris jazz ou rock, tout en conjurant tout questionnement quant à leur authenticité hip-hop. Ce qui n’empêche pas Black Thought de faire preuve d’une amère lucidité sur l’état du mouvement de l’époque.
Le hip-hop, c’est fini, c’est naze ! C’est comme le freestyle dont tous les rappers se revendiquent sans savoir de quoi ils parlent. Pour moi, le freestyle, c’est être capable d’improviser à brûle-pourpoint sur n’importe quel thème. C’est une véritable gymnastique intellectuelle qui permet d’écrire plus rapidement le moment venu et de se surpasser lors d’un authentique bras de fer verbal : la poussée d’adrénaline m’aide à sortir des rimes que je ne pourrais même pas rêver d’écrire en restant assis à ma table un après-midi entier.
Black Thought
Au lendemain de la tournée qui suit la sortie de Illadelph Halflife, la crew de Philadelphie rentre aux mythique Electric Lady Studios (au passage en même temps que Voodoo de D’Angelo, Mama’s Gun d’Erykah Badu et Like Water for Chocolate de Common) pour y coucher 145 titres, et finalement ne retenir que les 14 qui constitueront Things Fall Apart.
Toujours partants pour jammer ou expérimenter et prêts à ouvrir la porte à tous les amis de passage comme sur scène, les Roots ont à nouveau travaillé avec différents artistes pour Things fall apart. Common, Mos Def, Jay-Dee (le tiers de la structure de production The Ummah avec Ali et Q-Tip de A Tribe Called Quest) et la violoncelliste d’avant-garde Diedre Murray font tous un passage remarqué.
Things Fall Apart sortait pile au bon moment, alors même qu’un mouvement se dessinait, fait de hip-hop « conscient » et de revivalisme soul, en alternative au rap bling-bling et démagogique à la Puff Daddy, alors triomphant. Les principales figures de ce rap adulte, Mos Def, Common, Jay Dee, D’Angelo, Erykah Badu et, comme d’habitude, la poétesse Ursula Rucker, affiliés pour beaucoup au collectif Soulquarians, se retrouvaient d’ailleurs toutes sur ce nouveau disque des Roots.
Comme le suggère le titre, emprunté à un roman du Nigérian Chinua Achebe, ainsi que ses diverses pochettes, des photos prises lors d’émeutes du temps de la lutte pour les Droits Civiques, Things Fall Apart est un disque engagé. Les Roots sont en mission.
Cependant, c’est davantage sur l’état du hip-hop que sur celui du monde, qu’ils se penchent ici, invitant les auditeurs à lâcher le mauvais rap pour le leur sur cet excellent « The Next Movement » produit par Jazzy Jeff (l’ancien complice de Will Smith, lui aussi un natif de Philadelphie), à retrouver le goût de l’innovation sur « Ain’t Sayin’ Nothin’ New », à revenir au fondamentaux de la old school sur ce « Without A Doubt » qui reprent le beat du « Saturday Night » de Schoolly D, avant d’embrayer sur un jam typiquement Roots. Ailleurs, ils proclament leur amour du hip-hop, avec Common, sur un « Act Two (Love of my Life) » qui se présentait comme la suite de son « I Used To Love H.E.R. ».
Les Roots, toutefois, ne se limitent pas à un rôle de prêcheurs nostalgiques. Ils proposent de vrais titres mordants, comme le posse cut « Adrenaline! ».
Suivant leurs propres injonctions, ils osent aussi quelques originalités comme l’étrange pluie d’orgue de « 100% Dundee », le court rap sur violoncelle de « Dierdre Vs. Dice ».
Mais c’est certainement les chœurs d’Erykah Badu grande amie dont ils ont produit en partie le premier album que les FM retiendront en priorité : You got me, qui n’est pas par hasard le premier single, est la seule concession R&B, le seul hameçon limpide à la pêche au hit. Une entreprise de séduction qui a bien plus à offrir que la chanson d’amour doucereuse pour laquelle elle pourrait passer, Black Thought y mettant à nu ses difficultés à maintenir une vie affective solide lorsqu’on est sans arrêt sur la route.
Avec sa surprenante conclusion drum’n’bass, ce titre témoigne de l’ouverture d’esprit d’une équipe dont le long séjour à Londres a sans doute contribué à faire la différence face aux œillères des rappers américains. D’ailleurs, chez quel autre groupe de rap peut-on trouver une aussi fine allusion à Radiohead ? « OK computer, radio heads knock to the future, sharp like Curtis, at your service… » (sur Don’t see us). Black Thought jubile :
J’adore Radiohead. Le jour où j’ai écrit ce morceau, j’avais écouté OK computer en boucle toute la journée.
Black Thought
Lauréat d’un Grammy award, frôlant le cyclone commercial The Slim Shady LP qui fit d’Eminem le grand gagnant de l’année, le disque compte des morceaux devenus depuis des piliers de la discographie du groupe (The Next Movement, Step Into The Relm…). Renforcé par le tout aussi incontournable The Roots Come Alive sorti quelques mois plus tard.
Sources : www.qobuz.com – www.lesinrocks.com – www.nova.fr – www.mowno.com – https://sagihiphop.com – www.liberation.fr – www.fakeforreal.net
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CREDITS :
Enregistré entre 1997 et 1998 au Electric Lady Studios – New York – MCA Records
- The Roots – Primary Artist
- D’Angelo – Keyboards
- Marie Daulne – Background Vocals
- Larry Gold – Viola
- Bob Power – Synthesizer
- James Poyser – Keyboards
- Scott Storch – Keyboards
- Dice Raw – Vocals
- Questlove – Drums
- Erykah Badu – Background Vocals
- Igor Szwec – Violin
- Leonard Hubbard – Bass
- Anthony Tidd – Guitar
- Common – Vocals
- Mos Def – Vocals
- Ursula Rucker – Poetry
- Eve – Vocals
- Beanie Sigel – Vocals