Elis & Tom, c’est la rencontre mythique entre deux des plus grandes stars de la musique brésilienne, l’équivalent de ce que représentèrent pour le jazz les noces phonographiques entre Ella Fitzgerald et Duke Ellington ; la voix claire d’Elis Regina, à la fois forte et fragile, troublante de sensualité languissante s’accapare avec délice et gourmandise les mélodies intemporelles de Jobim, se glisse avec volupté et délicatesse dans les arrangements d’un raffinement extrême inventés par le Maître pour l’occasion.
Philips, pour fêter les dix ans de contrats avec sa poule aux œufs d’or, offre à Elis de s’envoler pour la Californie y retrouver Tom Jobim, qui vit alors aux États-Unis. Deux semaines au studio MGM, à Los Angeles, pour des sessions dirigées par nul autre que son mari, César Camargo Mariano, dont la carrière solo ou au sein de trios de jazz est déjà bien remplie.
Tom Jobim Elis Regina
Ce dernier habille ces quatorze chansons piochées dans le répertoire du maître, usant de synthétiseurs parcimonieux (les frémissements de cordes de « Chovendo Na Roseira ») ou s’étirant en nappes alanguies (l’aérien et pensif « Fotografia »), le tout avec une retenue qui n’est pas forcément dans son style habituel.
La production se déroule sans heurt et du propre aveu d’Aloysio De Oliveira, son travail consiste plus à s’effacer tant les deux artistes maitrisent leur art à merveille.
Elis Regina fait preuve de distance, contrôlant son vibrato presque sanglotant sur « Modinha », elle qui chantait avec une affliction terrible dans la voix un bouleversant « Carta O Mar » en 1969.
La spontanéité a donc été préservée, malgré un enregistrement méticuleux centré sur la forte personnalité d’Elis Regina, ici pondérée par la voix onctueuse de Tom Jobim.
« C’était une section rythmique magique. Son mari, Cesar Camargo Mariano, au piano, Paulo Braga à la batterie, un bassiste de New York, Luizao Maia. Aloysio était vraiment un producteur de terrain. Jobim s’occupait des arrangements, bien sûr, de l’obtention des clés et de tout le reste ».
Jobim avait pris ses quartiers au Sunset Marquis, un hôtel proche des studios, tout comme Elis et son entourage. Une grande partie des discussions et préparatifs se sont déroulés là-bas. Ils ont mis environ une semaine à préparer les sessions. La frontière était mince entre « répétition » et « traîner », juste bavarder. Dîners autour d’une longue table ; discussions bruyantes à l’extérieur, tard dans la nuit. C’était tout ça les séances. C’est ce qui ressort dans l’album : une certaine intimité, la finition des phrases de l’autre, la sueur qui accompagne un travail acharné. Les choses qu’on ne planifie pas. (Oscar Castro-Neves)
C’est sur « Aguas de Março » que leur sens du swing fait merveille: les deux amis se répondent comme s’ils avaient passé leur vie à chanter ensemble, laissant entr’apercevoir une complicité magique.
Tom Jobim, pour évoquer cette pluie ruisselant doucement jusqu’à la baie de Rio, utilise des harmonies descendantes proches de la gamme de Shepard, sorte d’illusion musicale donnant une impression de montée, alors que la fondamentale descend. Trois minutes d’état de grâce absolu, où les cymbales et un piano aigrelet semblent raconter la pluie qui ronronne sur les feuilles sans réveiller la terre.
Pour l’anecdote, Tom Jobim a écrit « Aguas de março » d’un trait, inspiré par l’une de ces fortes pluies qui annoncent la fin de l’été au Brésil. Pour Tom, cette chanson marquait au contraire un renouveau, un second souffle.
Depuis quelques années, enfermé dans son statut de maestro absolu de la bossa nova, il souffrait d’un profond désœuvrement qu’il tentait de noyer dans l’alcool. Son inspiration et sa carrière ont été relancées par cette chanson sortie d’abord en single, puis en 1973 dans son album « Matita Pêre » et dans le fameux « album blanc » de João Gilberto, avant de faire partie du disque « Elis e Tom », avec Elis Regina.
Par un triste coup du sort, la maison de campagne dans laquelle Tom avait écrit sa chanson a été détruite par la pluie en janvier 2011…
On a beaucoup parlé du nationalisme à la Villa-Lobos de ce titre, classique instantané du répertoire brésilien; pourtant tout n’y est pas que contemplation fière et béate, loin de là.
Tom Jobim, qui d’ordinaire préfère laisser à Vincius de Moraes le soin de signer les paroles de ses chansons, mentionne l’air de rien deux fois le mot « fusil », parle d’éclats de verre, et du « cœur de la nuit ». L’allusion au joug de la répression politique est évidente.
L’humeur n’est guère plus idyllique pour Elis, dont le spleen tragique prend le dessus dès « Pois É » ( « Je ne peux cacher ma douleur/dire que nous sommes bons amis/est un mensonge pour moi »).
Hormis les deux bossas primesautières et lustrées que sont « Bringas, Nunca Mais » et « Sô Tinha de ser corn Você », Elis & Tom explore le registre triste et dramatique de la modinha, chanson de salon du XVIIIème siècle.
Le genre fut, raconte-t- on, inventé par un moine lubrique désirant charmer les demoiselles par de tendres sérénades. Il est en tout cas à l’origine de tout un pan sentimentaliste de la musique populaire brésilienne, qui contraste avec la fausse inconséquence de la bossa nova.
Elis & Tom est le témoin d’une rencontre au sommet, rêvée par Elis Regina avant de devenir réalité, celle du duo tendre de deux monstres sacrés dont les solitudes se croisent.
Sources : extrait de « musiques populaires brésiliennes » de David Rassent
###
CREDITS :
Enregistré entre le 22 février et le 9 mars 1974 au MGM studio de Los Angeles – Philips records
- Elis Regina – vocals
- Antônio Carlos Jobim – vocals (1, 6, 12, 14), piano (4, 6-8, 11-14), arrangement (4), guitar (6)
- César Camargo Mariano – piano (1, 2, 5), electric piano (3, 9, 11, 13), arrangements (except 4)
- Hélio Delmiro – guitar (1, 3, 9), electric guitar (2, 5, 11)
- Oscar Castro-Neves – guitar (1-3, 5, 9, 13)
- Luizão Maia – bass (1-3, 5, 9, 11, 13)
- Paulo Braga – drums (1-3, 5, 9, 11, 13)
- Bill Hitchcock – conductor of string section (1, 6, 8, 10,12)
- Hubert Laws and Jerome Richardson – flute (1, 5, 6, 13; uncredited)[7]
- Chico Batera – percussion (11)
- Engineer – Humberto Gatica
- Producer – Aloysio De Oliveira